lundi 8 juin 2015

Peut-on ne pas être soi-même ?

Analyse du sujet :

  • « Peut-on (…) ? » 

Ici, il faudra interroger la possibilité de ne pas être soi-même, et, si cela est possible, si cela est légitime.

Définitions :

  • Etre soi-même :

  1. Agir de manière consciente, en toute connaissance de cause : disposer librement de soi-même, donc, être responsable de ses actes.
  2. Se montrer tel qu’on est, naturel, de manière franche, sans artifice, sans masque.
  3. Etre bien soi-même, en tant qu'individu distinct de la masse, de la norme.

Donc :

  • Ne pas être soi-même :
  1. Agir sous emprise

Exemple : Sous l’emprise de l’alcool, ou sous l’effet d’une passion, comme la colère. 
 

2) Laisser agir son inconscient (lors du rêve par exemple).

3) Se dissimuler, ne pas montrer son vrai visage, jouer un rôle. 
 

Opinion commune :

On reste toujours la même personne : il y a une continuité de notre personne dans le temps, ce qui nous confère une identité juridique par exemple, une responsabilité, malgré le fait que nous soyons parfois dans un état second. On reste toujours soi.

Contre l'objection de l'inconscient : ce qui est refoulé en moi fait tout de même partie de moi.

On a besoin de ne pas se dissimuler en permanence : on ne peut pas ne pas être soi-même, mais on a besoin, au contraire, d’être soi-même, tel que l’on est, honnête, vrai.


Critique :

Pourtant, il y a bien des moments où nous ne sommes pas tout à fait nous-même, tout en restant soi, des moments où notre lucidité est absente. Exemple : On peut perdre ses facultés mentales, ne pas être en pleine possession de ses moyens.
Exemple : Un fou qui commet un crime = non-lieu

Notre inconscient s'exprime : notre Moi n'a pas toujours le pouvoir. (Rêves, actes manqués, lapsus)

On peut jouer un rôle en société : on joue toujours un rôle, partout, avec tout le monde.


Problématique :

    Ainsi, la question est ici de savoir si ou bien il n’est pas possible d’être une autre personne que soi, ou bien s’il est possible, par moments, de ne pas être pleinement soi-même, c’est-à-dire d’être comme un autre.

En effet, nous sommes tellement complexes que parler d’une unité de notre personne n’est peut-être qu’une fiction : n’ai-je pas, en moi, une certaine altérité ? Suis-je encore ce que je me souviens avoir été ? Suis-je ce que je ne veux pas voir de moi ?


I / L’impossibilité de ne pas être soi-même : la permanence de la personne.

    On reste toujours la même personne, même si nous sommes parfois dans un état second : c'est le fondement de l'identité juridique du sujet moral, de la responsabilité.

  • Le sentiment d’exister :

On a le sentiment de toujours rester le même, le sentiment qu'il y a bien une certaine continuité de notre personne dans le temps, malgré les évolutions : ces évolutions ne sont jamais des changements radicaux.

Rousseau : La conscience est un « instinct divin ».

Sartre (1905 - 1980) : Nous sommes présents à nous-mêmes, de manière immédiate, irréfléchie : nous existons avant d'être quelque chose, une nature, un esprit. 


« L’être de la conscience en tant que conscience c’est d’exister (…) comme présence à soi et cette distance nulle que l’être porte dans son être c’est le néant. »
Sartre, L’Etre et le Néant, 1943

  • De la conscience irréfléchie à la conscience réfléchie :

Ainsi, on sent sa conscience de manière irréfléchie : maintenant, passons à la conscience réfléchie. Quelle est-elle ? Comment pourrions-nous définir la conscience que nous sentons être ?

  • L’âme immatérielle :

Mon identité spirituelle subsiste malgré les changements de mon corps (fait de grandir, accidents, …).

« Je suis plus mon corps que mes vêtements et je suis plus mon âme que mon corps. »
Platon, Alcibiade

« L’âme est comme un pilote dans un navire. »
Platon


Descartes [1596 – 1650] va chercher à prouver l'immatérialité de notre conscience, de notre âme :


Texte de Descartes :

«  Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n’avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain.
Mais que sais-je s’il n’y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N’y a-t-il point quelque Dieu, ou quelque autre puissance, qui me met en l’esprit ces pensées ? Cela n’est pas nécessaire ; car peut-être que je suis capable de les produire de moi-même. Moi donc à tout le moins ne suis-je pas quelque chose ? Mais j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens ni aucun corps. J’hésite néanmoins, car que s’ensuit-il de là ? Suis-je tellement dépendant du corps et des sens, que je ne puisse être sans eux ? Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ? Non certes, j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur – très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit. »

Descartes, Méditations métaphysiques, 1641, II


- La communication de l'âme et du corps :

Descartes: Les « Esprits Animaux » semblables aux hormones.

Malebranche [1638 – 1715] : Les « miracles perpétuels ».

Leibniz [1646 – 1716] : L' « harmonie préétablie » par Dieu, le « Grand Architecte ».


 
II / Pourtant, il est possible, par moments, de ne pas être soi-même :

Bergson : Notre identité est variable en fonction du temps, de notre histoire personnelle. 

 
Texte de Bergson :

«  Qui dit esprit dit, avant tout, conscience. Mais, qu’est-ce que la conscience ? Vous pensez bien que je ne vais pas définir une chose aussi concrète, aussi constamment présente à l’expérience de chacun de nous. Mais sans donner de la conscience une définition qui serait moins claire qu’elle, je puis la caractériser par son trait le plus apparent : conscience signifie d’abord mémoire. La mémoire peut manquer d’ampleur ; elle peut n’embrasser qu’une faible partie du passé ; elle ne peut retenir que ce qui vient d’arriver ; mais la mémoire est là, ou bien alors la conscience n’y est pas. Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s’oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant : comment définir autrement l’inconscience ? […] Toute conscience est donc mémoire, - conservation et accumulation du passé dans le présent.
Mais toute conscience est anticipation de l’avenir. Considérez la direction de votre esprit à n’importe quel moment : vous trouverez qu’il s’occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être. L’attention est une attente, et il n’y a pas de conscience sans une certaine attention à la vie. L’avenir est là ; il nous appelle, ou plutôt il nous tire à lui : cette traction ininterrompue, qui nous fait avancer sur la route du temps, est cause aussi que nous agissons continuellement. Toute action est un empiétement sur l’avenir.
Retenir ce qui n’est déjà plus, anticiper sur ce qui n’est pas encore, voilà donc la première fonction de la conscience. Il n’y aurait pas pour elle de présent, si le présent se réduisait à l’instant mathématique. Cet instant n’est que la limite, purement théorique, qui sépare le passé de l’avenir ; il peut à la rigueur être conçu, il n’est jamais perçu ; quand nous croyons le surprendre, il est déjà loin de nous. Ce que nous percevons en fait, c’est une certaine épaisseur de durée qui se compose de deux parties : notre passé immédiat et notre avenir imminent. Sur ce passé nous sommes appuyés, sur cet avenir nous sommes penchés ; s’appuyer et se pencher ainsi est le propre d’un être conscient. Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d’union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l’avenir. Mais à quoi sert ce pont, et qu’est-ce que la conscience est appelée à faire ?
[…] si, comme nous le disons, la conscience retient le passé et anticipe l’avenir, c’est précisément, sans doute, parce qu’elle est appelée à effectuer un choix : pour choisir, il faut penser à ce qu’on pourra faire et se remémorer les conséquences, avantageuses ou nuisibles, de ce qu’on a déjà fait ; il faut prévoir et il faut se souvenir. Mais d’autre part notre conclusion, en se complétant, nous fournit une réponse plausible à la question que nous venons de poser : tous les êtres vivants sont-ils des êtres conscients, ou la conscience ne couvre-t-elle qu’une partie du domaine de la vie ?
Si, en effet, conscience signifie choix, et si le rôle de la conscience est de se décider, il est douteux qu’on rencontre la conscience dans des organismes qui ne se meuvent pas spontanément et qui n’ont pas de décision à prendre. A vrai dire, il n’y a pas d’être vivant qui paraisse tout à fait incapable de mouvement spontané. Même dans le monde végétal, où l’organisme est généralement fixé au sol, la faculté de se mouvoir est plutôt endormie qu’absente : elle se réveille quand elle peut se rendre utile. Je crois que tous les êtres vivants, plantes et animaux, la possèdent en droit ; mais beaucoup d’entre eux y renoncent en fait, - bien des animaux d’abord, surtout parmi ceux qui vivent en parasites sur d’autres organismes et qui n’ont pas besoin de se déplacer pour trouver leur nourriture, puis la plupart des végétaux : ceux-ci ne sont-ils pas, comme on l’a dit, parasites de la terre ? Il me paraît donc vraisemblable que la conscience, originalement immanente à tout ce qui vit, s’endort là où il n’y a plus de mouvement spontané, et s’exalte quand la vie appuie vers l’activité libre. Chacun de nous a pu le vérifier sur lui-même. Qu’arrive-t-il quand une de nos actions cesse d’être spontanée pour devenir automatique ? La conscience s’en retire. Dans l’apprentissage d’un exercice, par exemple, nous commençons par être conscients de chacun des mouvements que nous exécutons, parce qu’il vient de nous, parce qu’il résulte d’une décision et implique un choix ; puis, à mesure que ces mouvements s’enchaînent plus mécaniquement les uns les autres, nous dispensant ainsi de nous décider et de choisir, la conscience que nous en avons diminue et disparaît. Quels sont, d’autre part, les moments où notre conscience atteint le plus de vivacité ? Ne sont-ce pas les moments de crise intérieure, où nous hésitons entre deux ou plusieurs partis à prendre, où nous sentons que notre avenir sera ce que nous l’aurons fait ? Les variations d’intensité de notre conscience semblent donc bien correspondre à la somme plus ou moins considérable de choix ou, si vous voulez, de création, que nous distribuons sur notre conduite. Tout porte à croire qu’il en est ainsi de la conscience en général. Si conscience signifie mémoire et anticipation, c’est que conscience est synonyme de choix. »

Bergson, L’Energie spirituelle, 1919, « La conscience et la vie »


Sartre : L'existentialisme : notre identité se définit en fonction de nos choix, de nos engagements, et est par conséquent variable.

« Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande. »
Sartre, La République du silence, 1944

Notre conscience n'est pas seulement variable : elle est aussi complexe.

Freud : La vie psychique : Le Moi, le Ca, et le Sur-Moi : La « blessure narcissique ».

«  Dans le cours des siècles, la science a infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu’elle a montré que la terre, loin d’être le centre de l’univers, ne forme qu’une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle a réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s’est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de CH. Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement par maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. Les psychanalystes ne sont ni les premiers ni les seuls qui aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement, mais c’est à eux que semble échoir la mission d’étendre cette manière de voir avec le plus d’ardeur et de produire à son appui des matériaux empruntés à l’expérience et accessible à tous. D’où la levée générale de boucliers contre notre science, l’oubli de toutes les règles de politesse académique, le déchaînement d’une opposition qui secoue toutes les entraves d’une logique impartiale. »

Freud, Introduction à la psychanalyse, 1916, II, Chapitre XVIII


Le Moi n'est pas central en notre esprit : notre attention est défaillante.

Texte de Leibniz :

« il y a mille marques qui font juger qu’il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, c’est-à-dire des changements dans l’âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que les impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre ou trop unies, en sorte qu’elles n’ont rien d’assez distinguant à part, mais jointes à d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au moins confusément dans l’assemblage. C’est ainsi que l’accoutumance fait que nous ne prenons pas garde au mouvement d’un moulin ou à une chute d’eau, quand nous avons habité tout auprès depuis quelque temps. Ce n’est pas que ce mouvement ne frappe toujours nos organes, et qu’il ne se passe encore quelque chose dans l’âme qui y réponde, à cause de l’harmonie de l’âme et du corps, mais ces impressions qui sont dans l’âme et dans le corps, destituées des attraits de la nouveauté, ne sont pas assez fortes pour s’attirer notre attention et notre mémoire, attachées à des objets plus occupants. Car toute attention demande de la mémoire, et souvent quand nous ne sommes point admonestés pour ainsi dire et avertis de prendre garde à quelques-unes de nos propres perceptions présentes, nous les laissons passer sans réflexion et même dans être remarquées ; mais si quelqu’un nous en avertit incontinent après et nous fait remarquer par exemple quelque bruit qu’on vient d’entendre, nous nous en souvenons et nous nous apercevons d’en avoir eu tantôt quelque sentiment. Ainsi c’étaient des perceptions dont nous ne nous étions pas aperçus incontinent, l’aperception ne venant dans ce cas que de l’avertissement après quelque intervalle, tout petit qu’il soit. Et pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j’ai coutume de me servir de l’exemple du mugissement ou du bruit de la mer dont on est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit comme l’ont fait, il faut bien qu’on entende les parties qui composent ce tout, c’est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l’assemblage confus de tous les autres ensemble, c’est-à-dire dans ce mugissement même, et ne se remarquerait pas si cette vague qui le fait était seule. »

Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Préface


Problème de l'attention : voir le reportage « Les automatismes du cerveau » : 


Problème du matérialisme concernant la conscience : le cas Phineas Gage :


 


III / Faut-il ne pas être soi-même ?

Contre le pouvoir de l'inconscient :

« La plus grave de ces erreurs est de croire que l’inconscient est un autre Moi ; un Moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ; une sorte de mauvais ange, diabolique conseiller. Contre quoi il faut comprendre qu’il n’y a point de pensées en nous sinon par l’unique sujet, Je ; cette remarque est d’ordre moral. »
Alain, Eléments de philosophie, 1941, II, Chapitre XVI, Note 146


Se dissimuler en société, ou s'affirmer avec honnêteté ?


Conclusion :

    Ainsi, afin de répondre à la question, nous sommes en mesure de dire qu’il n’est pas possible de ne pas être soi, considéré en tant que sujet unique, mais que, dans certaines situations, il apparaît comme étant possible de ne pas être pleinement soi-même. En effet, tout en restant soi, nous pouvons parfois être inconscients de ce que nous pensons, disons, faisons. En un autre sens, nous pouvons ne pas être nous-mêmes en jouant un rôle, en nous dissimulant sous une apparence factice.
Il nous restait alors à savoir si le fait de n’être pas nous-mêmes, pris en ces deux sens, était légitime ou non. Il nous est apparu que, moralement, il fallait tout mettre en œuvre pour ne pas abdiquer face à l’inconscient, mais que nous pouvons parfois, au nom de la morale, ne pas être nous-mêmes, en déguisant la vérité pour faire preuve de tact.

2 commentaires: