« le malheur est que le concept du bonheur soit
un concept tellement indéterminé que même si tout homme désire d’être heureux,
nul ne peut jamais dire pourtant avec précision et en restant cohérent avec
soi-même ce que vraiment il souhaite et veut. »
Kant (1724 –
1804), Métaphysique des mœurs, I, 1785, IIème section
= Le bonheur pose un problème de
définition : tout le monde veut être heureux, mais on ne sait pas
véritablement ce que l’on cherche.
Pascal
[1623 – 1662] va même jusqu’à dire
que ceux qui se font du mal le font parce qu’ils estiment que, pour eux, il
s’agit là d’un bien. Ainsi, celui qui va à la guerre, ou qui va se pendre, le
fait paradoxalement pour son bonheur, c’est-à-dire pour ce qu’il pense être son
bien :
« Tous les
hommes recherchent d’être heureux ; cela est sans exception ;
quelques différents moyens qu’ils y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce
qui fait que les uns vont à la guerre, et que les autres n’y vont pas, est ce
même désir, qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues. La
volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif
de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se
pendre. »
Pascal, Pensées, 1669
(posthumes), Paragraphe 425
Opinion commune :
Bonheur = Satisfaction, Vie
agréable, Plaisirs
Vivre heureux, c’est éviter la
frustration, l’insatisfaction, la non réalisation de nos désirs.
Une vie sans plaisir ne serait pas
heureuse, mais triste et austère.
Critique de l’opinion commune :
Le plaisir est toujours mêlé à la
crainte :
-
Crainte de ne
pas le connaître
-
Crainte de le
voir disparaître.
Or, le véritable bonheur
consisterait en la tranquillité, la sérénité, l’absence de trouble, la paix
intérieure.
Pour
vivre heureux, faut-il réaliser tous ses désirs ?
Opinion commune :
Pour
vivre heureux, il faut réaliser tous ses désirs pour éviter la frustration,
l’insatisfaction.
Il faut également éviter de vivre
une vie triste et austère.
Critique de l’opinion commune :
Pourtant, la réalisation de certains
désirs peut rendre malheureux :
-
certains
plaisirs, certaines satisfactions entraînent une dépendance (exemple :
drogues)
-
l’excès.
De plus, il ne faut même pas
réaliser ne serait-ce qu’un désir pour vivre heureux, car le plaisir est
toujours mêlé à la crainte, ce qui nous éloigne du vrai bonheur qu’est la
sérénité.
Problématique :
La
question est ici de savoir s’il faut, pour vivre heureux, réaliser tous ses
désirs en vue d’éviter la frustration, ou bien s’il faut se limiter à
certains désirs, ou, plus radicalement, s’il faut s’interdire de faire du
plaisir le critère du bonheur.
I / Etre
satisfait pour ne pas être frustré.
Pour
vivre heureux, il faut oser
réaliser tous ses désirs, il faut tout se permettre, aller au-delà de tous les
interdits :
-
Aller au-delà
des règles sociales, du « qu’en dira-t-on ? »
-
Aller au-delà de
la loi de l’Etat
-
Aller au-delà de
la loi morale, du respect de la dignité de l’autre
-
Aller au-delà de
la règle religieuse
Aller au-delà des règles (sociales,
étatiques, morales, religieuses)
= Hédonisme radical
Hédonisme : Du grec hêdonê qui signifie
« plaisir ». Doctrine qui fait des plaisirs le principe ou le but de
la vie.
Références littéraires sur l’hédonisme radical :
-
Sade, Les
infortunes de la vertu : Justine / Juliette
-
Barbey
d’Aurevilly (1808 – 1889), Le bonheur dans le crime, 1871
II / Sélection, gestion ou
suppression du désir.
A
/ Sélection.
Certaines
satisfactions sont dangereuses :
-
drogues :
dépendance
-
excès.
Ainsi, il faut sélectionner ses
désirs pour vivre heureux, savoir se modérer pour profiter au mieux du
plaisir.
= Hédonisme modéré.
Un exemple d’hédonisme
modéré : l’épicurisme.
Se contenter de peu :
« ce
n’est pas toujours la nourriture la plus abondante que nous préférons, mais
parfois la plus agréable, pareillement ce n’est pas toujours la plus longue
durée qu’on veut recueillir, mais la plus agréable. »
Epicure (-342,
-341 ; -270), Lettre à Ménécée, 126
Epicure :
Philosophe grec du IVème
– IIIème siècle avant Jésus-Christ. Fondateur de l’épicurisme (aussi
appelé l’école du Jardin), école philosophique selon laquelle le plaisir est le
souverain bien.
En rester aux désirs naturels et
nécessaires : l’ascétisme d’Epicure.
Ascèse : Du grec askêsis
qui signifie « exercice ». Discipline de vie visant à la perfection
spirituelle.
« Il faut se rendre compte que parmi nos
désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs
naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les
désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour
la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet une théorie
non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé
du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la
vie heureuse. »
Epicure, Lettre
à Ménécée, 127 – 128
Il faut parfois rechercher la
douleur, en vue d’un plaisir plus grand par la suite :
« nous regardons beaucoup de douleurs comme
valant mieux que des plaisirs quand, pour nous, un plaisir plus grand suit,
pour avoir souffert longtemps. »
Epicure, Lettre
à Ménécée
« toute
douleur ne doit pas être évitée. »
Epicure,
Lettre à Ménécée, 129
Exemple : il
faudrait s’affamer et s’assoiffer pour connaître un plaisir plus vif qu’à
l’ordinaire :
« du
pain d’orge et de l’eau procurent le plus vif plaisir à celui qui les porte à
sa bouche après en avoir senti la privation. »
Epicure, Lettre
à Ménécée, 131
Transition :
Au-delà même de cette sélection
épicurienne des plaisirs, il ne faut pas se laisser envahir par l’inquiétude
intrinsèque au plaisir. En effet, le plaisir engendre la crainte de son
absence. Ainsi, il ne faudrait pas faire dépendre son bonheur du plaisir :
il ne faudrait pas être hédoniste, même modéré, car c’est nécessairement entrer
dans l’inquiétude.
B / Ne pas
faire dépendre son bonheur de la satisfaction :
Le plaisir engendre la
crainte :
on ressent alors le désir
d’éternité, le désir que le temps du plaisir ne passe jamais :
« O
temps ! Suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez
votre cours :
Laissez-nous
savourer les rapides délices
Des plus
beaux de nos jours ! »
Lamartine (1790
– 1869), Méditations Poétiques, 1820, « Le lac »
Il vaut mieux avoir son tonneau
rempli et en bon état, que son tonneau percé :
Socrate :
« Supposons, par exemple, que deux hommes possèdent un grand nombre de
tonneaux ; ceux du premier sont en bon état et tous remplis, l'un de vin,
l'autre de miel, celui-ci de lait ; il en a bien d'autres encore, pleins de
diverses liqueurs, qui sont rares, difficiles à se procurer parce qu'elles
demandent des travaux pénibles. Une fois ses tonneaux remplis, cet homme n'a
plus à y verser quoi que ce soit ; il n'a plus à s'en inquiéter et reste, en ce
qui les concerne, parfaitement tranquille. Le second pourrait, comme le
premier, se procurer les mêmes liqueurs, même si ce n'est pas sans mal. Mais
comme il n'a que des tonneaux percés et fêlés, il sera sans cesse obligé de les
remplir, jour et nuit, sous peine de souffrir les pires privations. La vie de
ces deux hommes étant telles que je les décris, maintiendras-tu que celle de
l'homme intempérant est plus heureuse que celle de l'homme qui sait se modérer
? En parlant ainsi, t'aurai-je persuadé de reconnaître qu'une vie réglée est
préférable à une vie déréglée, ou bien ne t'ai-je en rien convaincu ?
Calliclès :
Tu ne me convaincs pas, Socrate. Car l'homme qui a ses tonneaux pleins ne jouit
plus d'aucun plaisir. Du moment qu'il les a remplis, il n'éprouve plus ni
plaisir ni peine, et sa vie devient, comme je le disais tout à l'heure, celle
d'une pierre ; tandis que ce qui fait le bonheur de la vie, c'est de verser toujours,
toujours plus dans son tonneau ! »
Platon, Gorgias,
493d – 494b
Calliclès, lui, est donc un hédoniste
radical :
Calliclès : « Pour bien vivre, il faut
entretenir en soi-même les plus fortes passions au lieu de les réprimer, et,
quand elles ont atteint toute leur force, il faut être capable de leur donner
satisfaction par son courage et son intelligence et de remplir tous ses désirs
à mesure qu’ils éclosent. […] [L]e luxe, l’intempérance et la liberté, quand
ils sont soutenus par la force, constituent […] le bonheur. »
Platon, Gorgias,
492a à c
L’éradication du désir que propose
Socrate est impossible.
Il faut alors domestiquer son
désir, pour le rendre raisonnable : c’est le stoïcisme.
« Il y a des choses qui dépendent de nous et
d’autres qui ne dépendent pas de nous. Ce qui dépend de nous, ce sont les
pensées, la tendance, le désir, le refus, bref tout ce sur quoi nous pouvons
avoir une action. »
Epictète (50 – 130), Manuel,
I
« veuille que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu
seras heureux. »
Epictète, Manuel, VIII
Référence : Sénèque (-4 ; 65), Consolations à Marcia :
faire le deuil
Le plaisir n’est qu’un « préférable » pour le
stoïcien :
« Il
[le sage] n’aime pas les richesses, mais il les préfère. Ce n’est pas dans son
âme qu’il les accueille, mais dans sa maison ; il ne repousse pas celles
qu’il possède mais les contrôle »
Sénèque, La
Vie heureuse, 58, XXI, 4
« Les
anciens ont prescrit de vivre la vie la meilleure et non la plus agréable, de
telle sorte que le plaisir soit non pas le guide d’une volonté droite et
morale, mais son compagnon de route [ou un résultat dérivé (epigennêma)]. »
Sénèque, La
Vie heureuse, VIII, 1
Transition :
Cependant, le stoïcien, en étant
constamment dans la maîtrise de soi, ne semble plus véritablement vivre. En
effet, selon cette critique du stoïcisme, ce qui fait la vie, c’est le
mouvement, l’envie, et le risque, ce que le stoïcien tient à distance.
III
/ La perte de l’essence même de la vie.
Spinoza (1632 –
1677) : ce qui fait la vie, c’est la Joie.
Nietzsche [1844 –
1900] s’oppose à la tentative chrétienne de culpabilisation à l’égard du
désir : pour lui, la passion n’est pas à combattre car elle n’est que
l’expression de la vie.
Citations sur le bonheur :
Citations sur le bonheur :
« le bonheur […] n’est point composé
d’instants fugitifs mais un état simple et permanent, qui n’a rien de vif en
lui-même. »
Rousseau (1712 Suisse - 1778), Les Rêveries du promeneur solitaire, 1782 (posthume), V
« Il
n’y a qu’une route vers le bonheur
(que cela soit présent à ton esprit dès l’aurore, jour et nuit), c’est de
renoncer aux choses qui ne dépendent pas de notre volonté. »
Epictète, Entretiens
« Ce n’est
pas seulement en vue de vivre, mais plutôt en vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble en une
cité »
Aristote (-385 ; -322), Les Politiques
« Bonheur de l’homme : faire ce qui est le propre de l’homme. Et
ce qui est le propre de l’homme, c’est d’être bienveillant envers ses pareils,
de mépriser les mouvements des sens, de discerner les idées qui méritent
créance, de contempler la nature universelle et tout ce qui arrive conformément
à sa loi. »
Marc-Aurèle (121 - 180), Pensées pour moi-même, VIII, XXVI
« Le but de la société est le bonheur commun. »
Constitution française de 1793, Article 1
« Le bonheur n’est pas chose
aisée : il est très difficile de le trouver en nous, et impossible de le
trouver ailleurs »
Chamfort (1741 – 1794), Caractères et Anecdotes


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