dimanche 7 juin 2015

Du bonheur

« le malheur est que le concept du bonheur soit un concept tellement indéterminé que même si tout homme désire d’être heureux, nul ne peut jamais dire pourtant avec précision et en restant cohérent avec soi-même ce que vraiment il souhaite et veut. »
Kant (1724 – 1804), Métaphysique des mœurs, I, 1785, IIème section

= Le bonheur pose un problème de définition : tout le monde veut être heureux, mais on ne sait pas véritablement ce que l’on cherche.

Pascal [1623 – 1662] va même jusqu’à dire que ceux qui se font du mal le font parce qu’ils estiment que, pour eux, il s’agit là d’un bien. Ainsi, celui qui va à la guerre, ou qui va se pendre, le fait paradoxalement pour son bonheur, c’est-à-dire pour ce qu’il pense être son bien :

« Tous les hommes recherchent d’être heureux ; cela est sans exception ; quelques différents moyens qu’ils y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre, et que les autres n’y vont pas, est ce même désir, qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre. »

Pascal, Pensées, 1669 (posthumes), Paragraphe 425


Opinion commune :

Bonheur = Satisfaction, Vie agréable, Plaisirs

Vivre heureux, c’est éviter la frustration, l’insatisfaction, la non réalisation de nos désirs.

Une vie sans plaisir ne serait pas heureuse, mais triste et austère.

Critique de l’opinion commune :

Le plaisir est toujours mêlé à la crainte :
-          Crainte de ne pas le connaître
-          Crainte de le voir disparaître.

Or, le véritable bonheur consisterait en la tranquillité, la sérénité, l’absence de trouble, la paix intérieure.

Pour vivre heureux, faut-il réaliser tous ses désirs ?

Opinion commune :

            Pour vivre heureux, il faut réaliser tous ses désirs pour éviter la frustration, l’insatisfaction.
Il faut également éviter de vivre une vie triste et austère.

Critique de l’opinion commune :

Pourtant, la réalisation de certains désirs peut rendre malheureux :
-          certains plaisirs, certaines satisfactions entraînent une dépendance (exemple : drogues)
-          l’excès.

De plus, il ne faut même pas réaliser ne serait-ce qu’un désir pour vivre heureux, car le plaisir est toujours mêlé à la crainte, ce qui nous éloigne du vrai bonheur qu’est la sérénité.

Problématique :

            La question est ici de savoir s’il faut, pour vivre heureux, réaliser tous ses désirs en vue d’éviter la frustration, ou bien s’il faut se limiter à certains désirs, ou, plus radicalement, s’il faut s’interdire de faire du plaisir le critère du bonheur.


I / Etre satisfait pour ne pas être frustré.

            Pour vivre heureux, il faut oser réaliser tous ses désirs, il faut tout se permettre, aller au-delà de tous les interdits :
-          Aller au-delà des règles sociales, du « qu’en dira-t-on ? »
-          Aller au-delà de la loi de l’Etat
-          Aller au-delà de la loi morale, du respect de la dignité de l’autre
-          Aller au-delà de la règle religieuse

Aller au-delà des règles (sociales, étatiques, morales, religieuses)
= Hédonisme radical

Hédonisme : Du grec hêdonê qui signifie « plaisir ». Doctrine qui fait des plaisirs le principe ou le but de la vie.

Un exemple d’hédoniste radical : le marquis de Sade [1740 – 1814].

Références littéraires sur l’hédonisme radical :

-          Sade, Les infortunes de la vertu : Justine / Juliette
-          Barbey d’Aurevilly (1808 – 1889), Le bonheur dans le crime, 1871


II / Sélection, gestion ou suppression du désir.

         A / Sélection.

            Certaines satisfactions sont dangereuses :
-          drogues : dépendance
-          excès.

Ainsi, il faut sélectionner ses désirs pour vivre heureux, savoir se modérer pour profiter au mieux du plaisir.

= Hédonisme modéré.

Un exemple d’hédonisme modéré : l’épicurisme.


Se contenter de peu :

« ce n’est pas toujours la nourriture la plus abondante que nous préférons, mais parfois la plus agréable, pareillement ce n’est pas toujours la plus longue durée qu’on veut recueillir, mais la plus agréable. »
Epicure (-342, -341 ; -270), Lettre à Ménécée, 126

Epicure :
Philosophe grec du IVème – IIIème siècle avant Jésus-Christ. Fondateur de l’épicurisme (aussi appelé l’école du Jardin), école philosophique selon laquelle le plaisir est le souverain bien.


En rester aux désirs naturels et nécessaires : l’ascétisme d’Epicure.

Ascèse : Du grec askêsis qui signifie « exercice ». Discipline de vie visant à la perfection spirituelle.


«     Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la vie heureuse. »

Epicure, Lettre à Ménécée, 127 – 128

Il faut parfois rechercher la douleur, en vue d’un plaisir plus grand par la suite :

« nous regardons beaucoup de douleurs comme valant mieux que des plaisirs quand, pour nous, un plaisir plus grand suit, pour avoir souffert longtemps. »
Epicure, Lettre à Ménécée

« toute douleur ne doit pas être évitée. »
Epicure, Lettre à Ménécée, 129

Exemple : il faudrait s’affamer et s’assoiffer pour connaître un plaisir plus vif qu’à l’ordinaire :

« du pain d’orge et de l’eau procurent le plus vif plaisir à celui qui les porte à sa bouche après en avoir senti la privation. »
Epicure, Lettre à Ménécée, 131


Transition :

            Au-delà même de cette sélection épicurienne des plaisirs, il ne faut pas se laisser envahir par l’inquiétude intrinsèque au plaisir. En effet, le plaisir engendre la crainte de son absence. Ainsi, il ne faudrait pas faire dépendre son bonheur du plaisir : il ne faudrait pas être hédoniste, même modéré, car c’est nécessairement entrer dans l’inquiétude.

B / Ne pas faire dépendre son bonheur de la satisfaction :

Le plaisir engendre la crainte :

on ressent alors le désir d’éternité, le désir que le temps du plaisir ne passe jamais :

« O temps ! Suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours ! »

Lamartine (1790 – 1869), Méditations Poétiques, 1820, « Le lac »


Il vaut mieux avoir son tonneau rempli et en bon état, que son tonneau percé :

Socrate : « Supposons, par exemple, que deux hommes possèdent un grand nombre de tonneaux ; ceux du premier sont en bon état et tous remplis, l'un de vin, l'autre de miel, celui-ci de lait ; il en a bien d'autres encore, pleins de diverses liqueurs, qui sont rares, difficiles à se procurer parce qu'elles demandent des travaux pénibles. Une fois ses tonneaux remplis, cet homme n'a plus à y verser quoi que ce soit ; il n'a plus à s'en inquiéter et reste, en ce qui les concerne, parfaitement tranquille. Le second pourrait, comme le premier, se procurer les mêmes liqueurs, même si ce n'est pas sans mal. Mais comme il n'a que des tonneaux percés et fêlés, il sera sans cesse obligé de les remplir, jour et nuit, sous peine de souffrir les pires privations. La vie de ces deux hommes étant telles que je les décris, maintiendras-tu que celle de l'homme intempérant est plus heureuse que celle de l'homme qui sait se modérer ? En parlant ainsi, t'aurai-je persuadé de reconnaître qu'une vie réglée est préférable à une vie déréglée, ou bien ne t'ai-je en rien convaincu ?

Calliclès : Tu ne me convaincs pas, Socrate. Car l'homme qui a ses tonneaux pleins ne jouit plus d'aucun plaisir. Du moment qu'il les a remplis, il n'éprouve plus ni plaisir ni peine, et sa vie devient, comme je le disais tout à l'heure, celle d'une pierre ; tandis que ce qui fait le bonheur de la vie, c'est de verser toujours, toujours plus dans son tonneau ! »

Platon, Gorgias, 493d – 494b



Calliclès, lui, est donc un hédoniste radical :

Calliclès : « Pour bien vivre, il faut entretenir en soi-même les plus fortes passions au lieu de les réprimer, et, quand elles ont atteint toute leur force, il faut être capable de leur donner satisfaction par son courage et son intelligence et de remplir tous ses désirs à mesure qu’ils éclosent. […] [L]e luxe, l’intempérance et la liberté, quand ils sont soutenus par la force, constituent […] le bonheur. »

Platon, Gorgias, 492a à c


L’éradication du désir que propose Socrate est impossible.

Il faut alors domestiquer son désir, pour le rendre raisonnable : c’est le stoïcisme.

«    Il y a des choses qui dépendent de nous et d’autres qui ne dépendent pas de nous. Ce qui dépend de nous, ce sont les pensées, la tendance, le désir, le refus, bref tout ce sur quoi nous pouvons avoir une action. »
Epictète (50 – 130), Manuel, I

« veuille que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux. »
Epictète, Manuel, VIII

Référence : Sénèque (-4 ; 65), Consolations à Marcia : faire le deuil


Le plaisir n’est qu’un « préférable » pour le stoïcien :

« Il [le sage] n’aime pas les richesses, mais il les préfère. Ce n’est pas dans son âme qu’il les accueille, mais dans sa maison ; il ne repousse pas celles qu’il possède mais les contrôle »
Sénèque, La Vie heureuse, 58, XXI, 4

« Les anciens ont prescrit de vivre la vie la meilleure et non la plus agréable, de telle sorte que le plaisir soit non pas le guide d’une volonté droite et morale, mais son compagnon de route [ou un résultat dérivé (epigennêma)]. »
Sénèque, La Vie heureuse, VIII, 1


Transition :

            Cependant, le stoïcien, en étant constamment dans la maîtrise de soi, ne semble plus véritablement vivre. En effet, selon cette critique du stoïcisme, ce qui fait la vie, c’est le mouvement, l’envie, et le risque, ce que le stoïcien tient à distance.


III / La perte de l’essence même de la vie.

Spinoza (1632 – 1677) : ce qui fait la vie, c’est la Joie.

Nietzsche [1844 – 1900] s’oppose à la tentative chrétienne de culpabilisation à l’égard du désir : pour lui, la passion n’est pas à combattre car elle n’est que l’expression de la vie.


Citations sur le bonheur :


« le bonheur […] n’est point composé d’instants fugitifs mais un état simple et permanent, qui n’a rien de vif en lui-même. »
Rousseau (1712 Suisse - 1778), Les Rêveries du promeneur solitaire, 1782 (posthume), V

« Il n’y a qu’une route vers le bonheur (que cela soit présent à ton esprit dès l’aurore, jour et nuit), c’est de renoncer aux choses qui ne dépendent pas de notre volonté. »
Epictète, Entretiens

« Ce n’est pas seulement en vue de vivre, mais plutôt en vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble en une cité »
Aristote (-385 ; -322), Les Politiques
 


« Bonheur de l’homme : faire ce qui est le propre de l’homme. Et ce qui est le propre de l’homme, c’est d’être bienveillant envers ses pareils, de mépriser les mouvements des sens, de discerner les idées qui méritent créance, de contempler la nature universelle et tout ce qui arrive conformément à sa loi. »
Marc-Aurèle (121 - 180), Pensées pour moi-même, VIII, XXVI 

« Le but de la société est le bonheur commun. »
Constitution française de 1793, Article 1

« Le bonheur n’est pas chose aisée : il est très difficile de le trouver en nous, et impossible de le trouver ailleurs »
Chamfort (1741 – 1794), Caractères et Anecdotes

 

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