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L’artiste donne-t-il quelque chose à
comprendre ?
Qu’est-ce que fait l’artiste ?
Quelle est cette chose qu’il « donne » ? L’artiste fait une
proposition artistique destinée à être vue, lue, entendue. Il semble
déraisonnable de penser que l’artiste puisse être considéré comme tel sans
avoir de public : même l’écrivain qui écrit seul, dans son bureau, et qui
ne destine pas son écrit à une quelconque publication, écrit toujours pour
quelqu’un, pour un éventuel lecteur, ne serait-ce que pour lui-même dans une
démarche quasi-psychanalytique. Or, si l’artiste propose quelque chose, il
semble légitime de penser qu’il y a là une intention de transmettre quelque
chose au public, fut-il éventuel. L’artiste peut chercher à émouvoir d’une
certaine émotion comme la tristesse, la peur, ou encore la joie. L’artiste peut
également avoir pour projet de livrer un message si l’on parle d’art engagé.
Quel que soit le type d’art, il cherche à montrer quelque chose de
reconnaissable, sous le mode réaliste, directement accessible au public, ou
avec davantage de symbolique. L’artiste ne se livrerait pas ici à l’absurde, à
l’incompréhensible, et, s’il s’y livrait, il y aurait toujours une
signification (cachée) à l’œuvre produite, même si cette signification a une
origine inconsciente chez l’artiste. Ainsi, l’artiste proposerait, donnerait
toujours quelque chose à comprendre à son public, que cette compréhension soit
aisée, quasi-immédiate, ou non, nécessitant alors un véritable travail
d’analyse de l’œuvre produite pour y retrouver l’intention originelle de
l’artiste.
Or, si l’artiste
« donne » quelque chose à son public, il n’en a plus le
contrôle : il n’a plus de droit de regard sur l’œuvre qu’il a donné. En
effet, lorsque l’on donne quelque chose à quelqu’un, ce n’est pas pour sans
cesse contrôler l’usage que la personne fait de ce qu’on lui a donné : le
don, d’une certaine manière, est un abandon, de propriété, et d’usufruit, de
possession, d’utilisation de l’objet. L’artiste qui a donné son œuvre, ou sa
proposition artistique, n’est donc plus maître de ce qu’il a donné. L’artiste
ne donnerait alors pas à comprendre son message, ou, plus généralement, son
intention, mais donnerait à voir, à entendre, à lire une simple proposition
libre d’interprétation : en art, le public n’a rien à comprendre, mais il
a tout à interpréter, c’est-à-dire qu’il doit trouver du sens qui peut être
différent de l’intention première de l’artiste, et même mettre du sens là où,
peut-être, il n’y en a aucun.
Ainsi, deux
conceptions de l’art s’affrontent ici : soit l’art consiste en le fait de
produire une œuvre compréhensible, c’est-à-dire déchiffrable,
« décodable », afin que le public puisse reconnaître ce dont il est
question, soit l’art n’est que le fait de proposer quelque chose à voir, à
entendre, à lire, de livrer quelque chose au public qui doit interpréter, de
livrer sans maintenir la bride du contrôle de l’auteur.
La question est donc ici de savoir
si l’art consiste en le fait de produire quelque chose de reconnaissable plus
ou moins difficilement par le public, ou bien si le rôle de l’artiste n’est que
de se contenter de livrer quelque chose à la libre interprétation du public
sans imposer une signification au spectateur.
Afin de répondre à cette question,
nous dirons d’abord en quoi l’artiste peut donner à son public quelque chose à
comprendre, à reconnaître, pour qu’il saisisse le sens de l’œuvre et de
l’intention qui est à son origine. Cependant, nous devrons montrer le fait que
l’artiste se contente de donner, de livrer son œuvre à l’interprétation en
évitant toute explicité dans sa proposition. Enfin, nous pourrons alors nous
interroger sur l’éventuelle folie d’une trop grande liberté interprétative
accordée au public.
I / L’artiste réalise quelque chose de
reconnaissable, dont on peut déceler l’intention originelle.
Exemples :
-
Le réalisme :
Courbet, Millet, la perspective chez Gelée / Flaubert
-
L’hyper-réalisme :
Estes
-
Le
naturalisme : Les descriptions de Zola
-
L’impressionnisme :
Monet
Dans ces
différents cas, il s’agit toujours de re-présentation d’une réalité. L’œuvre
d’art est toujours symbolique : elle renvoie à la réalité, tout en
s’interposant entre nous et le réel auquel on pourrait accéder dans notre vécu.
Le théâtre est
l’exemple typique d’une re-présentation de la réalité, d’un réagencement
parodique de ce qui pourrait exister.
Exemple :
-
Ionesco,
Rhinocéros = Art engagé
Ici, il s’agit
de comprendre ce qu’est l’art, tout en comprenant, par l’art, ce qu’est le
monde.
« L'art, c'est la plus sublime mission de
l'homme, puisque c'est l'exercice de la pensée qui cherche à comprendre le monde et à le faire
comprendre. »
Rodin
Comprendre le
monde par l’art, c’est, peut-être, comprendre qu’il est chaotique :
« Le désordre du monde, voilà le sujet de
l’art. Impossible d’affirmer que, sans désordre, il n’y aurait pas d’art,
et pas davantage qu’il pourrait y en avoir un : nous ne connaissons pas de
monde qui ne soit pas désordre. Quoi que les universités nous susurrent à
propos de l’harmonie grecque, le monde d’Eschyle était rempli de luttes et de
terreur, et tout autant celui de Shakespeare et celui d’Homère, de Dante et de
Cervantès, de Voltaire et de Goethe. Si pacifique que parût le compte rendu
qu’on en faisait, il parle de guerres, et quand l’art fait la paix avec le
monde, il l’a toujours signée avec un monde en guerre. »
Brecht, Notes
sur Shakespeare
II / L’art ne cherche pas à faire comprendre, mais à
faire interpréter.
L’auteur d’un
texte par exemple ne doit pas être un tyran qui impose une unique signification
à son écrit. Ainsi, il doit y avoir une dimension onirique dans la
contemplation de l’art.
Exemple :
-
Boris Vian, L’écume des jours
Ainsi, tout le
travail revient au spectateur qui doit mettre du sens là où, peut-être, il n’y
en a pas.
Exemple :
-
Les écrits
poétiques aléatoires des membres de l’Oulipo (surréalisme).
C’est la science
qui nous fait comprendre le fonctionnement du monde : l’art, lui, a une
autre fonction, celle d’invoquer notre imagination.
« L’art est fait pour troubler. La science rassure. »
Georges Braque, Pensées sur l’art
III / Dangers de l’interprétation :
Cependant,
l’activité interprétative ne doit pas prendre le pas sur la raison : il
faut revenir au sens, au bon sens, dans la contemplation de l’art, c’est-à-dire
qu’il ne faut pas sur-interpréter, et accorder à l’auteur le fait qu’il ait
pensé son œuvre avant de la produire.
« En face d’une œuvre d’art, il importe de se
placer comme en présence d’un prince et de ne jamais prendre la parole le
premier. Faute de quoi, l’on risquerait fort de n’entendre que sa propre
voix. »
Schopenhauer, Le monde
comme volonté et comme représentation, 1818 – 1819
Ainsi, il y a la
« mort de l’auteur » (Roland Barthes), mais l’interprète ne doit pas
devenir fou en étant bercé par l’ivresse de sa liberté qu’il peut prendre à
l’égard du texte. L’auteur est « mort » car tout le pouvoir est entre
les mains du public auquel l’artiste a donné son œuvre. Or, ce pouvoir peut
être grisant : il s’agit alors ici de se garder d’une sur-interprétation
de la proposition artistique, et, peut-être, d’accorder à certains artistes le
fait qu’ils aient une intention précise à l’origine de leur œuvre, qu’ils
soient maîtres d’eux-mêmes et de leur art, et, donc, de leurs œuvres. Il serait
regrettable de penser que l’artiste soit comme un fou qui donnerait à voir n’importe
quoi pourvu que cela soit interprété : accordons aux artistes une
réflexion précédant leurs œuvres, ce qui ferait leur dignité, car tout travail
n’est humain que s’il est la réalisation d’un projet, que l’expression d’une
subjectivité (Marx).
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