Lecture suivie du Criton
de Platon :
Les
attaques de Criton contre Socrate :
I
/ La situation et les premiers arguments :
Criton
est venu plus tôt que d’habitude rendre visite à Socrate dans sa
prison car il a été mis au courant que le bateau sacré revenait
aujourd’hui de l’île de Délos, ce qui signifie l’application,
le lendemain, de la peine de mort pour Socrate qui a déjà été
prononcée.
Socrate :
« Que viens-tu faire à cette heure, Criton ? Il est
encore très tôt, ne vois-tu pas ?
Criton :
Oui, il est encore très tôt.
Socrate :
Quelle heure est-il au juste ?
Criton :
Le jour va se lever. »
43a,
Page 203
Les
phrases lapidaires de Criton traduisent son émotion à la pensée de
la mort imminente de son ami Socrate.
Il
est à noter que Socrate n’a pas conscience du temps qui lui reste
à vivre : cela lui importe peu. Il n’est pas inquiet. Criton
lui dit d’ailleurs avoir été étonné de son « sommeil
paisible. » (43b, Page 204). C’est là l’un des traits
caractéristiques de Socrate : il est constant, en raison de la
noblesse de son comportement.
Criton :
« j’ai pu, dans le passé, admirer ton heureuse humeur, mais
jamais autant que dans le malheur qui te frappe maintenant et dont tu
supportes le poids avec une telle aisance et une telle douceur. »
43b,
Page 204
Socrate
accepte la décision judiciaire injuste contre laquelle il s’est
pourtant défendue : il n’en est pas irrité. Il n’est ni
choqué, ni révolté, mais garde son calme légendaire, sa
sérénité : là est peut-être la justice de son comportement.
Relevons
alors les arguments de Socrate pour justifier le fait d’accepter la
décision judiciaire injuste :
1er
argument :
Socrate est déjà vieux.
Sa
vie est derrière lui (il a en effet 70 ans) : il n’a donc pas
tellement de raison de chercher à combattre l’injustice qu’il
subit.
Socrate :
« Le fait est, Criton, que, à mon âge, il ne serait pas
raisonnable de m’irriter parce que je dois déjà mourir. »
43c,
Page 204
Voyons
également les réponses de Criton pour que Socrate se batte
contre l’injustice qu’il subit :
Réponse
de Criton au 1er
argument de Socrate :
Il
faut se battre à tout âge contre l’injustice.
En
effet, ce n’est pas parce qu’il ne lui reste plus beaucoup de
temps à vivre qu’il ne faut pas se battre contre l’injustice
subie : d’autres se battraient.
Criton :
« Il en est d’autres, Socrate, qui, au même âge que toi,
sont soumis à de semblables épreuves, et leur âge ne les dispense
en rien de s’insurger contre le sort qui les frappe. »
43c,
Page 204
Au
contraire de ce que dit Socrate, on pourrait ajouter à la réponse
de Criton que Socrate ne devrait pas se laisser partir dans le
déshonneur, mais combattre debout jusqu’au bout.
Socrate :
Argument 2 :
Socrate s’en remet à la Providence divine.
Voyant
que l’argument de l’âge ne fonctionne pas, Socrate évoque le
fait qu’il s’en remet aux volontés divines en acceptant son
sort :
Socrate :
« Eh bien, Criton, à la bonne fortune. Et, si c’est ce qui
plaît aux dieux, qu’il en soit ainsi. »
43d,
Page 205
La
formule « à la bonne fortune » peut faire penser à
l’arabe Inch
Allah (In
Shaa Allah :
« Si Dieu le veut. »), également présent dans la
Bible :
« Si le Seigneur le veut bien, nous vivrons et ferons ceci ou
cela. » (Jacques,
4, 15).
S’en
remettre à la Providence et l’accepter est une manière de vivre
sereinement, sans corrompre son âme par le ressentiment, ce qui est
l’objectif de Socrate : bien mourir, comme il a bien vécu.
Il
est à noter ici que, par son exemple, Socrate montre qu’il est
fidèle aux dieux traditionnels, contrairement à ce que disent de
lui ses accusateurs.
Socrate
est persuadé que le bateau arrivera le lendemain, ce qui lui
laisserait deux jours de vie. Il a vu cela dans l’un de ses
songes :
Socrate :
« Pour ma part, en tout cas, je suis persuadé que le bateau
arrivera non pas aujourd’hui, mais demain. Je le conjecture sur la
foi d’un songe que j’ai eu tout à l’heure, cette nuit même. »
44a,
Page 205
Les
songes prémonitoires de Socrate montrent le fait qu’il soit suivi
par un démon, une sorte de divinité. Socrate n’a donc pas peur de
sa mort car c’est là une volonté divine.
II
/ Criton reproche à Socrate de causer le malheur de ses proches par
sa décision :
Criton
change alors de stratégie : si Socrate ne veut pas sauver sa
peau pour lui-même, peut-être le fera-t-il pour les autres. Criton
fait remarquer à Socrate que, bien qu’il accepte sereinement sa
mort, celle-ci causera le malheur autour de lui. Criton accuse donc
Socrate d’égoïsme :
Criton :
« si tu meurs, plusieurs malheurs s’abattront sur moi. »
44b,
Page 206
Le
premier des malheurs de Criton :
La
perte d’un ami.
Le
premier des malheurs, on peut bien le penser, est la peine que
ressentira Criton à la disparition de son ami Socrate :
Criton :
« je serai privé d’un ami tel que jamais je n’en trouverai
de pareil »
44b,
Page 206
L’argument
n’intéresse plus ici d’abord Socrate, mais Criton lui-même :
ce n’est pas Socrate qui est à plaindre parce qu’il va mourir,
mais Criton, qui perdra un ami.
Le
second malheur :
L’image sociale de Criton.
Toujours
en parlant, non de l’intérêt de Socrate (qui n’intéresse pas
ce dernier), mais de son intérêt propre, Criton émet un second
argument en faveur de la survie de Socrate : en effet, si
Socrate meurt, on dira que Criton ne l’a pas suffisamment protégé
alors qu’il en avait les moyens (financiers, pour soudoyer les
gardes et organiser une évasion).
Criton :
« beaucoup de gens qui nous connaissent mal, toi et moi,
estimeront que j’aurais pu te sauver si j’avais consenti à payer
ce qu’il fallait et que j’ai négligé de le faire. Est-il
pourtant rien de plus honteux que d’avoir la réputation de
paraître attacher plus d’importance à l’argent qu’à ses
amis ? »
44b-c,
Page 206
Ainsi,
c’est la réputation de Criton qui est ici en jeu, et Socrate
devrait s’en soucier pour être juste envers son ami. Même s’il
n’a que faire de mourir, Socrate devrait penser aux conséquences
de sa mort sur ses proches, et, par conséquent, tout faire pour
échapper à sa sentence.
Pourtant,
Criton pourrait exposer publiquement le fait que Socrate ait
délibérément choisi de mourir.
Cependant,
Criton prend d’ores et déjà en compte ce contre-argument que
pourrait lui présenter Socrate : en effet, personne ne croira
que Socrate ait préféré la mort à la vie.
Criton :
« Les gens ne croiront jamais en effet que c’est toi qui as
refusé de t’échapper d’ici, alors que nous le désirons
ardemment. »
44c,
Page 206
Réponse
de Socrate concernant l’image sociale de Criton :
Il ne
faut pas se soucier de ce que pensent les gens.
Pour
Socrate, attacher de l’importance à son image sociale est une
erreur, tant que l’on vit, soi, dans la vérité. Le philosophe est
toujours libre à l’égard de l’opinion que l’on peut avoir de
lui, et encore plus à l’égard d’une quelconque gloire sociale.
Ainsi, l’argument de Criton qui consiste à dire que Socrate est
égoïste en se laissant mourir car il ne pense pas à ce que l’on
dira de ses amis après sa mort n’est pas fondé : Socrate va
même, par-là, donner une ultime leçon à son ami, qui est celle de
ne pas se soucier de l’opinion que l’on peut avoir de nous.
Socrate :
« Mais, pourquoi, excellent Criton, nous soucier à ce point de
l’opinion des gens ? »
44c,
Page 206
De
plus, les justes qui connaissent bien Criton et, donc, sa loyauté,
sa fidélité en amitié, ne douteront pas que c’est bien Socrate
qui a choisi de mourir :
Socrate :
« Les meilleurs, ceux dont il faut faire le plus de cas, ne
douteront pas que les choses se sont passées comme elles se sont
réellement passées. »
44c,
Page 206
Ainsi,
ce n’est que de l’opinion des justes dont il faut se soucier, et
non celle des gens, de la masse. Socrate complète ainsi la leçon
qu’il donne à son ami Criton.
Criton :
L’image sociale est importante.
Malgré
l’argumentaire de Socrate, Criton reste dans son idée en
maintenant le fait qu’il faille se soucier de l’opinion que l’on
peut avoir de nous, de notre image sociale :
Criton :
« Mais, Socrate, tu ne vois que trop bien qu’il faut aussi se
soucier de l’opinion des gens. »
44c-d,
Page 207
En
effet, pour appuyer Criton, on pourrait dire qu’il est utile, au
sein de la société, de ne pas être déshonoré, pour mieux vivre.
Pour
Criton, c’est même là une question de survie, car c’est en
fonction de son image sociale que Socrate a été condamné à mort :
Criton :
« La situation dans laquelle tu te trouves présentement montre
assez que les gens sont capables de faire du mal – non pas le
moindre, mais le pire en fait – quand, auprès d’eux, on a été
calomnié. »
44d,
Page 207
Socrate :
La masse n’est pas dangereuse.
Alors
que pour Criton la masse est capable du plus grand mal (pour lui, la
mort) envers notre personne en raison de notre image sociale, pour
Socrate, la masse est « impuissante » : elle n’est
pas capable de faire le plus grand mal, comme elle l’est de faire
le plus grand des biens. En effet, le plus grand mal pour Socrate
n’est pas la mort, ni le déshonneur, mais la corruption de l’âme,
corruption qui ne peut être pratiquée par la masse : Socrate
est alors intouchable par la masse, quoi qu’elle fasse, et il
devrait en aller de même pour Criton. La dégradation de notre image
sociale n’est donc pas à craindre.
Ici,
Socrate n’a pas répondu au premier argument de Criton concernant
la perte de l’ami, mais il est fort probable que cet argument ne
soit pas recevable : en effet, c’est à Criton de faire son
deuil, et de ne pas faire reposer son bonheur sur une relation
d’amitié qui, par définition, est vouée à se terminer un jour
ou l’autre.
[…]
Défense
de Socrate :
Ainsi,
comme nous avons une dette envers les Lois, il ne serait pas juste de
se révolter contre elles, quoi qu’elles fassent contre nous en
tant que particuliers : l’intérêt général de la survie des
Lois, celui de la Cité, prime sur l’intérêt particulier que
serait la survie de Socrate.
Lois :
« Bien, et une fois que tu as été mis au monde, que tu as été
élevé et que tu as été éduqué, tu aurais le culot de prétendre
que vous n’êtes pas toi, aussi bien que tes parents, à la fois
nos rejetons et nos esclaves ! Et s’il en va bien ainsi,
t’imagines-tu qu’il y ait entre toi et nous égalité de droits,
t’imagines-tu que ce que nous pouvons entreprendre de te faire, tu
puisses, toi, en toute justice entreprendre de nous le faire en
retour ? »
50
e, Page 221
Ainsi,
il y a bien une hiérarchie entre l’intérêt général et
l’intérêt particulier, entre les Lois et Socrate. Penser que le
particulier a le droit d’attaquer les Lois, l’Etat, en raison
d’une injustice, c’est laisser trop d’orgueil à ce
particulier, et oublier, avec ingratitude, ce que les Lois nous ont
apporté. Si Socrate se révolterait contre les Lois en tant
qu’individu, il serait un capricieux ingrat.
Socrate
use alors d’une image pour mieux se faire comprendre : les
Lois sont comme une autorité parentale sur nous, autorité contre
laquelle il ne convient pas de se révolter au moindre inconvénient.
Lois :
« Quoi, tu serais égal en droit à ton père et à ton maître,
si par hasard tu en avais un, et cela te permettrait de lui faire
subir en retour ce qu’il t’aurait fait subir, de lui rendre
injure pour injure, coup pour coup etc. »
50
e-51a, Page 221
Lorsque
l’enfant est l’égal du parent, lorsque le disciple est l’égal
du maître, alors la Cité tombe en ruines.
Socrate
pose alors l’importance première de la Patrie, avant même celle
de sa propre survie :
Lois :
« la patrie est chose plus honorable, plus vénérable, plus
digne d’une sainte crainte et placée à un rang plus élevé, tant
aux yeux des dieux qu’à ceux des hommes sensés ; […] il
faut donc vénérer sa patrie, lui obéir et lui donner des marques
de soumission plus qu’à un père »
51a-b,
Page 221
La
soumission à la Patrie doit alors même primer sur les liens du
sang.
La
référence aux dieux montre encore une fois qu’il a été absurde
de condamner Socrate pour impiété : il poursuit donc sa
défense, tout en acceptant sa sentence injuste, pour rester, lui,
dans la justice.
[…]
BILAN :
Arguments
de Criton en faveur de l’évasion :
- Malgré l’âge, il faut se battre contre une décision judiciaire injuste (43c).
- En se suicidant, Socrate cause le malheur de ses proches (44b) car :
- ils perdent un ami (44b).
- ils seront vus comme de mauvais amis, comme des égoïstes et comme des lâches (44b-c).
- Si Socrate ne veut pas s’évader, c’est qu’il a peur pour ses amis. Or, il ne doit pas avoir peur (44d à 45c).
- En se suicidant, Socrate est injuste (45c) car :
il
abandonne sa famille, et ses amis (45c-d) :
- ses fils seront malheureux (45d).
- il ne prend pas la peine de les élever (45d).
- En se suicidant, Socrate se couvre de honte, comme il couvre de honte ses amis (45 e-46a).
Arguments
de Socrate en faveur du suicide :
- Réponse au 2b) et au 5) :
Il
ne faut pas se soucier de l’opinion de la masse, mais seulement de
celle des justes (44c et 47a à 48a).
- Réponse au 1) et au 4) :
Il
est injuste de se révolter car :
c’est
répondre au mal par le mal (48b à 49d).
cela
serait injuste, ingrat, à l’égard des Lois (50a à 52c).
- Réponse au 3) :
Socrate
n’a pas peur de s’évader, mais il ne le veut pas pour
continuer à vivre dans la justice (53d).
- Réponse au 4a-b) :
Socrate
n’abandonne pas ses enfants, mais les confie à ses amis, dont
Criton, dans la bonne Cité qu’est Athènes (54a-b).
Bien
entendu, il reste le fait que Socrate, en mourant, plongera ses amis
dans le malheur causé par sa disparition : à cela, il répondra
dans le Phédon
qu’il ne faut pas le pleurer car il ne disparaît pas, mais rejoins
seulement le dieu.
Leçons :
- Il ne faut pas se soucier de l’opinion de la masse, mais seulement de celle de l’expert, ici, du juste.
- Il ne faut jamais rendre le mal pour le mal.
- Nous avons une dette envers les Lois de notre Cité, donc, il n’y peut y avoir de droit de révolte.
- « l’important n’est pas de vivre, mais de vivre dans le bien. » (48b, Page 214)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire