mardi 9 juin 2015

Criton

Lecture suivie du Criton de Platon :

Les attaques de Criton contre Socrate :

I / La situation et les premiers arguments :

Criton est venu plus tôt que d’habitude rendre visite à Socrate dans sa prison car il a été mis au courant que le bateau sacré revenait aujourd’hui de l’île de Délos, ce qui signifie l’application, le lendemain, de la peine de mort pour Socrate qui a déjà été prononcée.

Socrate : « Que viens-tu faire à cette heure, Criton ? Il est encore très tôt, ne vois-tu pas ? 

Criton : Oui, il est encore très tôt.

Socrate : Quelle heure est-il au juste ?

Criton : Le jour va se lever. »

43a, Page 203

Les phrases lapidaires de Criton traduisent son émotion à la pensée de la mort imminente de son ami Socrate.

Il est à noter que Socrate n’a pas conscience du temps qui lui reste à vivre : cela lui importe peu. Il n’est pas inquiet. Criton lui dit d’ailleurs avoir été étonné de son « sommeil paisible. » (43b, Page 204). C’est là l’un des traits caractéristiques de Socrate : il est constant, en raison de la noblesse de son comportement.

Criton : « j’ai pu, dans le passé, admirer ton heureuse humeur, mais jamais autant que dans le malheur qui te frappe maintenant et dont tu supportes le poids avec une telle aisance et une telle douceur. »

43b, Page 204

Socrate accepte la décision judiciaire injuste contre laquelle il s’est pourtant défendue : il n’en est pas irrité. Il n’est ni choqué, ni révolté, mais garde son calme légendaire, sa sérénité : là est peut-être la justice de son comportement.

Relevons alors les arguments de Socrate pour justifier le fait d’accepter la décision judiciaire injuste :

1er argument : Socrate est déjà vieux.

Sa vie est derrière lui (il a en effet 70 ans) : il n’a donc pas tellement de raison de chercher à combattre l’injustice qu’il subit.

Socrate : « Le fait est, Criton, que, à mon âge, il ne serait pas raisonnable de m’irriter parce que je dois déjà mourir. »

43c, Page 204


Voyons également les réponses de Criton pour que Socrate se batte contre l’injustice qu’il subit :

Réponse de Criton au 1er argument de Socrate : Il faut se battre à tout âge contre l’injustice.

En effet, ce n’est pas parce qu’il ne lui reste plus beaucoup de temps à vivre qu’il ne faut pas se battre contre l’injustice subie : d’autres se battraient.

Criton : « Il en est d’autres, Socrate, qui, au même âge que toi, sont soumis à de semblables épreuves, et leur âge ne les dispense en rien de s’insurger contre le sort qui les frappe. »

43c, Page 204

Au contraire de ce que dit Socrate, on pourrait ajouter à la réponse de Criton que Socrate ne devrait pas se laisser partir dans le déshonneur, mais combattre debout jusqu’au bout.


Socrate : Argument 2 : Socrate s’en remet à la Providence divine.

Voyant que l’argument de l’âge ne fonctionne pas, Socrate évoque le fait qu’il s’en remet aux volontés divines en acceptant son sort :

Socrate : « Eh bien, Criton, à la bonne fortune. Et, si c’est ce qui plaît aux dieux, qu’il en soit ainsi. »

43d, Page 205

La formule « à la bonne fortune » peut faire penser à l’arabe Inch Allah (In Shaa Allah : « Si Dieu le veut. »), également présent dans la Bible : « Si le Seigneur le veut bien, nous vivrons et ferons ceci ou cela. » (Jacques, 4, 15).

S’en remettre à la Providence et l’accepter est une manière de vivre sereinement, sans corrompre son âme par le ressentiment, ce qui est l’objectif de Socrate : bien mourir, comme il a bien vécu.
Il est à noter ici que, par son exemple, Socrate montre qu’il est fidèle aux dieux traditionnels, contrairement à ce que disent de lui ses accusateurs.

Socrate est persuadé que le bateau arrivera le lendemain, ce qui lui laisserait deux jours de vie. Il a vu cela dans l’un de ses songes :

Socrate : « Pour ma part, en tout cas, je suis persuadé que le bateau arrivera non pas aujourd’hui, mais demain. Je le conjecture sur la foi d’un songe que j’ai eu tout à l’heure, cette nuit même. »

44a, Page 205

Les songes prémonitoires de Socrate montrent le fait qu’il soit suivi par un démon, une sorte de divinité. Socrate n’a donc pas peur de sa mort car c’est là une volonté divine.


II / Criton reproche à Socrate de causer le malheur de ses proches par sa décision :

Criton change alors de stratégie : si Socrate ne veut pas sauver sa peau pour lui-même, peut-être le fera-t-il pour les autres. Criton fait remarquer à Socrate que, bien qu’il accepte sereinement sa mort, celle-ci causera le malheur autour de lui. Criton accuse donc Socrate d’égoïsme :

Criton : « si tu meurs, plusieurs malheurs s’abattront sur moi. »

44b, Page 206

Le premier des malheurs de Criton : La perte d’un ami.

Le premier des malheurs, on peut bien le penser, est la peine que ressentira Criton à la disparition de son ami Socrate :

Criton : « je serai privé d’un ami tel que jamais je n’en trouverai de pareil »

44b, Page 206

L’argument n’intéresse plus ici d’abord Socrate, mais Criton lui-même : ce n’est pas Socrate qui est à plaindre parce qu’il va mourir, mais Criton, qui perdra un ami.

Le second malheur : L’image sociale de Criton.

Toujours en parlant, non de l’intérêt de Socrate (qui n’intéresse pas ce dernier), mais de son intérêt propre, Criton émet un second argument en faveur de la survie de Socrate : en effet, si Socrate meurt, on dira que Criton ne l’a pas suffisamment protégé alors qu’il en avait les moyens (financiers, pour soudoyer les gardes et organiser une évasion).

Criton : « beaucoup de gens qui nous connaissent mal, toi et moi, estimeront que j’aurais pu te sauver si j’avais consenti à payer ce qu’il fallait et que j’ai négligé de le faire. Est-il pourtant rien de plus honteux que d’avoir la réputation de paraître attacher plus d’importance à l’argent qu’à ses amis ? »

44b-c, Page 206

Ainsi, c’est la réputation de Criton qui est ici en jeu, et Socrate devrait s’en soucier pour être juste envers son ami. Même s’il n’a que faire de mourir, Socrate devrait penser aux conséquences de sa mort sur ses proches, et, par conséquent, tout faire pour échapper à sa sentence.

Pourtant, Criton pourrait exposer publiquement le fait que Socrate ait délibérément choisi de mourir.

Cependant, Criton prend d’ores et déjà en compte ce contre-argument que pourrait lui présenter Socrate : en effet, personne ne croira que Socrate ait préféré la mort à la vie.

Criton : « Les gens ne croiront jamais en effet que c’est toi qui as refusé de t’échapper d’ici, alors que nous le désirons ardemment. »

44c, Page 206


Réponse de Socrate concernant l’image sociale de Criton : Il ne faut pas se soucier de ce que pensent les gens.

Pour Socrate, attacher de l’importance à son image sociale est une erreur, tant que l’on vit, soi, dans la vérité. Le philosophe est toujours libre à l’égard de l’opinion que l’on peut avoir de lui, et encore plus à l’égard d’une quelconque gloire sociale. Ainsi, l’argument de Criton qui consiste à dire que Socrate est égoïste en se laissant mourir car il ne pense pas à ce que l’on dira de ses amis après sa mort n’est pas fondé : Socrate va même, par-là, donner une ultime leçon à son ami, qui est celle de ne pas se soucier de l’opinion que l’on peut avoir de nous.

Socrate : « Mais, pourquoi, excellent Criton, nous soucier à ce point de l’opinion des gens ? »

44c, Page 206


De plus, les justes qui connaissent bien Criton et, donc, sa loyauté, sa fidélité en amitié, ne douteront pas que c’est bien Socrate qui a choisi de mourir :

Socrate : « Les meilleurs, ceux dont il faut faire le plus de cas, ne douteront pas que les choses se sont passées comme elles se sont réellement passées. »

44c, Page 206

Ainsi, ce n’est que de l’opinion des justes dont il faut se soucier, et non celle des gens, de la masse. Socrate complète ainsi la leçon qu’il donne à son ami Criton.


Criton : L’image sociale est importante.

Malgré l’argumentaire de Socrate, Criton reste dans son idée en maintenant le fait qu’il faille se soucier de l’opinion que l’on peut avoir de nous, de notre image sociale :

Criton : « Mais, Socrate, tu ne vois que trop bien qu’il faut aussi se soucier de l’opinion des gens. »

44c-d, Page 207

En effet, pour appuyer Criton, on pourrait dire qu’il est utile, au sein de la société, de ne pas être déshonoré, pour mieux vivre.

Pour Criton, c’est même là une question de survie, car c’est en fonction de son image sociale que Socrate a été condamné à mort :

Criton : « La situation dans laquelle tu te trouves présentement montre assez que les gens sont capables de faire du mal – non pas le moindre, mais le pire en fait – quand, auprès d’eux, on a été calomnié. »

44d, Page 207


Socrate : La masse n’est pas dangereuse.

Alors que pour Criton la masse est capable du plus grand mal (pour lui, la mort) envers notre personne en raison de notre image sociale, pour Socrate, la masse est « impuissante » : elle n’est pas capable de faire le plus grand mal, comme elle l’est de faire le plus grand des biens. En effet, le plus grand mal pour Socrate n’est pas la mort, ni le déshonneur, mais la corruption de l’âme, corruption qui ne peut être pratiquée par la masse : Socrate est alors intouchable par la masse, quoi qu’elle fasse, et il devrait en aller de même pour Criton. La dégradation de notre image sociale n’est donc pas à craindre.


Ici, Socrate n’a pas répondu au premier argument de Criton concernant la perte de l’ami, mais il est fort probable que cet argument ne soit pas recevable : en effet, c’est à Criton de faire son deuil, et de ne pas faire reposer son bonheur sur une relation d’amitié qui, par définition, est vouée à se terminer un jour ou l’autre.

[…]

Défense de Socrate :

Ainsi, comme nous avons une dette envers les Lois, il ne serait pas juste de se révolter contre elles, quoi qu’elles fassent contre nous en tant que particuliers : l’intérêt général de la survie des Lois, celui de la Cité, prime sur l’intérêt particulier que serait la survie de Socrate.

Lois : « Bien, et une fois que tu as été mis au monde, que tu as été élevé et que tu as été éduqué, tu aurais le culot de prétendre que vous n’êtes pas toi, aussi bien que tes parents, à la fois nos rejetons et nos esclaves ! Et s’il en va bien ainsi, t’imagines-tu qu’il y ait entre toi et nous égalité de droits, t’imagines-tu que ce que nous pouvons entreprendre de te faire, tu puisses, toi, en toute justice entreprendre de nous le faire en retour ? »

50 e, Page 221

Ainsi, il y a bien une hiérarchie entre l’intérêt général et l’intérêt particulier, entre les Lois et Socrate. Penser que le particulier a le droit d’attaquer les Lois, l’Etat, en raison d’une injustice, c’est laisser trop d’orgueil à ce particulier, et oublier, avec ingratitude, ce que les Lois nous ont apporté. Si Socrate se révolterait contre les Lois en tant qu’individu, il serait un capricieux ingrat.

Socrate use alors d’une image pour mieux se faire comprendre : les Lois sont comme une autorité parentale sur nous, autorité contre laquelle il ne convient pas de se révolter au moindre inconvénient.

Lois : « Quoi, tu serais égal en droit à ton père et à ton maître, si par hasard tu en avais un, et cela te permettrait de lui faire subir en retour ce qu’il t’aurait fait subir, de lui rendre injure pour injure, coup pour coup etc. »

50 e-51a, Page 221

Lorsque l’enfant est l’égal du parent, lorsque le disciple est l’égal du maître, alors la Cité tombe en ruines.

Socrate pose alors l’importance première de la Patrie, avant même celle de sa propre survie :

Lois : « la patrie est chose plus honorable, plus vénérable, plus digne d’une sainte crainte et placée à un rang plus élevé, tant aux yeux des dieux qu’à ceux des hommes sensés ; […] il faut donc vénérer sa patrie, lui obéir et lui donner des marques de soumission plus qu’à un père »

51a-b, Page 221

La soumission à la Patrie doit alors même primer sur les liens du sang.
La référence aux dieux montre encore une fois qu’il a été absurde de condamner Socrate pour impiété : il poursuit donc sa défense, tout en acceptant sa sentence injuste, pour rester, lui, dans la justice.

[…]

BILAN :

Arguments de Criton en faveur de l’évasion :

  1. Malgré l’âge, il faut se battre contre une décision judiciaire injuste (43c).
  2. En se suicidant, Socrate cause le malheur de ses proches (44b) car :
  1. ils perdent un ami (44b).
  2. ils seront vus comme de mauvais amis, comme des égoïstes et comme des lâches (44b-c).
  1. Si Socrate ne veut pas s’évader, c’est qu’il a peur pour ses amis. Or, il ne doit pas avoir peur (44d à 45c).
  2. En se suicidant, Socrate est injuste (45c) car :
il abandonne sa famille, et ses amis (45c-d) :

  1. ses fils seront malheureux (45d).
  2. il ne prend pas la peine de les élever (45d).
  1. En se suicidant, Socrate se couvre de honte, comme il couvre de honte ses amis (45 e-46a).

Arguments de Socrate en faveur du suicide :

  • Réponse au 2b) et au 5) :

Il ne faut pas se soucier de l’opinion de la masse, mais seulement de celle des justes (44c et 47a à 48a).

  • Réponse au 1) et au 4) :

Il est injuste de se révolter car :
c’est répondre au mal par le mal (48b à 49d).
cela serait injuste, ingrat, à l’égard des Lois (50a à 52c).

  • Réponse au 3) :

Socrate n’a pas peur de s’évader, mais il ne le veut pas pour continuer à vivre dans la justice (53d).

  • Réponse au 4a-b) :

Socrate n’abandonne pas ses enfants, mais les confie à ses amis, dont Criton, dans la bonne Cité qu’est Athènes (54a-b).


Bien entendu, il reste le fait que Socrate, en mourant, plongera ses amis dans le malheur causé par sa disparition : à cela, il répondra dans le Phédon qu’il ne faut pas le pleurer car il ne disparaît pas, mais rejoins seulement le dieu.


Leçons :

  • Il ne faut pas se soucier de l’opinion de la masse, mais seulement de celle de l’expert, ici, du juste.

  • Il ne faut jamais rendre le mal pour le mal.


  • Nous avons une dette envers les Lois de notre Cité, donc, il n’y peut y avoir de droit de révolte.


  • « l’important n’est pas de vivre, mais de vivre dans le bien. » (48b, Page 214)

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