dimanche 7 juin 2015

Du travail


Opinion commune :

            Nous vivrions plus heureux sans travailler car nous n’aurions pas d’effort à fournir.

Critique de l’opinion commune :

Cependant, le travail est tout de même nécessaire, notamment à l’échelle de la société.
-          Il faut survivre en gagnant sa vie.
-          Il faut s’intégrer socialement.
-          Il faut combattre l’ennui par le travail :

« le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin »
Voltaire (1694 – 1778)

-          Il faut combattre le sentiment d’inutilité au sein de la société.
-          Il faut travailler car le travail a en lui-même une valeur morale (le courage).
-          Il faut travailler pour ressentir le sentiment du devoir accompli.
-          Il faut travailler pour apprendre, sur le monde et sur soi.


Le travail est-il un fardeau ?

Problématique :

            La question est de savoir si le travail constitue un aspect de notre existence difficile à supporter, dont il serait bénéfique de se libérer, ou bien s'il constitue, au contraire, ce qui nous porte, et non ce qui nous écrase.


I / Le poids écrasant du travail :

            Le travail est source de tourments.
Dans la langue, l’expression « être travaillé par une idée » signifie « être tourmenté par une idée ».

A / La dépréciation chrétienne du travail :

Dans le texte biblique, le travail est présenté comme étant le châtiment divin répondant au péché originel d’Adam et d’Eve.
Adam est condamné au travail manuel de la terre :

« Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais interdit de manger,
[…]
A force de peines tu en tireras [du sol] subsistance
Tous les jours de ta vie.
Il produira pour toi épines et chardons et tu mangeras l’herbe des champs.
A la sueur de ton visage
Tu mangeras ton pain
Jusqu’à ce que tu retournes au sol »

Genèse, 3, 17 à 19

Eve est également condamnée, mais à un autre type de travail : celui de l’accouchement.

« Je multiplierai les peines de tes grossesses,
Dans la peine tu enfanteras »

Genèse, 3, 16


B / Le travail est la torture des esclaves, des exploités :

Le terme « travail » vient du latin populaire tripaliare qui signifie « être torturé par le trepalium ». Le trepalium désigne un instrument de torture :



Travail = Torture du corps

Travail :
-          déchargé sur le Tiers-Etat dans l’Ancien Régime français.
-          déchargé sur les esclaves dans l’Antiquité grecque.

C / L’esclavage selon Aristote :

Le travail est déprécié dans l’Antiquité grecque, non parce qu’il est réservé aux esclaves, mais parce qu’il ne permet pas de faire de nous des hommes en nous rapprochant de nos besoins animaux.

Texte de Arendt (1906 Allemagne - 1975 Etats-Unis) :


« Dire que le travail et l’artisanat étaient méprisés dans l’Antiquité parce qu’ils étaient réservés aux esclaves, c’est un préjugé des historiens modernes. Les Anciens faisaient le raisonnement inverse : ils jugeaient qu’il fallait avoir des esclaves à cause de la nature servile de toutes les occupations qui pourvoyaient aux besoins de la vie. C’est même par ces motifs que l’on défendait et justifiait l’institution de l’esclavage. Travailler, c’était l’asservissement à la nécessité, et cet asservissement était inhérent aux conditions de la vie humaine. Les hommes étant soumis aux nécessités de la vie ne pouvaient se libérer qu’en dominant ceux qu’ils soumettaient de force à la nécessité. La dégradation de l’esclave était un coup du sort, un sort pire que la mort, car il provoquait une métamorphose qui changeait l’homme en un être proche des animaux domestiques. C’est pourquoi si le statut de l’esclave se modifiait, […] si un changement des conditions politiques générales élevait certaines occupations au rang d’affaires publiques, la « nature » de l’esclave changeait automatiquement.
L’institution de l’esclavage dans l’Antiquité, au début du moins, ne fut ni un moyen de se procurer de la main-d’œuvre à bon marché ni un instrument d’exploitation en vue de faire des bénéfices ; ce fut plutôt une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail. Ce que les hommes partagent avec les autres animaux, on ne le considérait pas comme humain. (C’était d’ailleurs aussi la raison de la théorie grecque, si mal comprise, de la nature non humaine de l’esclave. Aristote, qui exposa si explicitement cette théorie et qui, sur son lit de mort, libéra ses esclaves, était sans doute moins inconséquent que les Modernes n’ont tendance à le croire. Il ne niait pas que l’esclave fût capable d’être humain ; il refusait de donner le nom d’ « hommes » aux membres de l’espèce humaine tant qu’ils étaient totalement soumis à la nécessité.) »

Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, 1958, Chapitre III : « Le travail », « Le travail de notre corps et l’œuvre de nos mains »


Transition :

            Pourtant, bien que le travail soit un fardeau au point que l’homme ait tendance à vouloir s’en décharger, ne faut-il pas, au lieu de chercher à s’en débarrasser, au contraire le porter par nous-mêmes ? N’y a-t-il pas une valeur à porter son propre fardeau, à réaliser son propre travail ? N’est-ce pas en assumant sa tâche difficile que l’homme se réalise en tant qu’homme ? N’est-ce pas en travaillant que l’homme se libère à l’égard de la nature qu’il transforme, ce qui fait de lui un homme ?


II / Le travail : une activité épanouissante et libératrice.

         A / Le travail réalise l’homme :

            Le travail, bien que difficile, même si nous aimerions l’éviter, est ce qui permet le développement de nos capacités :

Texte de Kant :

« La nature a chassé [l’homme] de l’existence d’innocence enfantine tranquille, comme d’un jardin où il trouvait dans l’insouciance sa subsistance, et l’a précipité dans le vaste monde, où tant de soucis, de peines, de maux inconnus l’attendaient. Dans l’avenir, les difficultés de la vie lui arracheront plus d’une fois le souhait d’un paradis, création de son imagination, où il pourrait, dans une oisiveté tranquille et une paix perpétuelle, passer son existence à rêver ou à folâtrer. Mais entre lui et ce séjour imaginaire de délices, se pose la raison inexorable, qui le pousse irrésistiblement à développer les facultés placées en lui, et ne lui permet pas de retourner à l’état de rusticité et de simplicité d’où elle l’avait tiré. Elle le pousse à supporter patiemment la fatigue qu’il hait, à rechercher le faux éclat qu’il méprise, à oublier même la mort qui le fait frissonner, au profit de toutes ces bagatelles dont la perte d’effraie encore plus. »
Kant, La philosophie de l’histoire, « Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine »


En travaillant, c’est-à-dire en transformant la nature extérieure, l’homme transforme également sa nature intérieure, son animalité : il s’éduque.

Texte de Georges Bataille (1897 – 1962) :
« Je pose en principe un fait peu contestable : que l’homme est l’animal qui n’accepte pas simplement le donné naturel, qui le nie. Il change ainsi le monde extérieur naturel, il en tire des outils et des objets fabriqués qui composent un monde nouveau, le monde humain. L’homme parallèlement se nie lui-même, il s’éduque, il refuse par exemple de donner à la satisfaction de ses besoins animaux ce cours libre, auquel l’animal n’apporte pas de réserve. Il est nécessaire encore d’accorder que les deux négations que, d’une part, l’homme fait du monde donné et, d’autre part, de sa propre animalité, sont liées. Il ne nous appartient pas de donner une priorité à l’une ou à l’autre, de chercher si l’éducation (qui apparaît sous la forme des interdits religieux) est la conséquence du travail, ou le travail la conséquence d’une mutation morale. Mais tant qu’il y a homme, il y a d’une part travail et de l’autre négation par interdits de l’animalité de l’homme. »
Georges Bataille, L’Erotisme, 1957


Le travail, pour réaliser l’homme, doit être proprement humain selon Marx [1818 – 1883], c’est-à-dire qu’il doit exprimer :
1)      la subjectivité du travailleur dans un projet,
2)      la rationalité dans l’invention des moyens à mettre en œuvre,
3)      et la volonté dans l’effort sur soi pour continuer à réaliser le projet.

Texte de Marx :

« Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n’a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. Et cette subordination n’est pas momentanée. L’œuvre exige pendant toute sa durée, outre l’effort des organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter que d’une tension constante de la volonté. »
Marx, Le Capital, 1867, I, III, Chapitre VII


B / Le travail rend libre :

-          Indépendance en gagnant sa vie.
-          Liberté à l’égard de nos désirs :

« A notre insu le travail nous guérit de la partie inférieure et presque mécanique de nos passions : ce n’est pas peu. »
Alain (1868 - 1951), Les Aventures du cœur

C / Le travail rend heureux :

« Un travail réglé et des victoires après des victoires, voilà sans doute la formule du bonheur. »
Alain, Propos, 18 mars 1911


III / Le travail : source de conflits.
           
            Pourtant, il semble que le travail soit source de conflits dans la société.

A / La source des conflits : le travail peut devenir aliénant.

Aliénation : Etat de l’individu dépossédé de lui-même par la soumission de son existence à un ordre de choses auquel il participe mais qui le domine.

Textes de Marx :

« En quoi consiste l’aliénation au travail ? D’abord dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. C’est pourquoi l’ouvrier n’a le sentiment d’être à soi qu’en dehors du travail ; dans le travail, il se sent extérieur à soi-même. Il est lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il n’est pas lui. Son travail n’est pas volontaire, mais contraint. Travail forcé, il n’est pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. La nature aliénée du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, on fuit le travail comme la peste. Le travail aliéné, le travail dans lequel l’homme se dépossède, est sacrifice de soi, mortification. Enfin, l’ouvrier ressent la nature extérieure du travail par le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas, que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas à lui-même, mais à un autre. […]
On en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) n’a de spontanéité que dans ses fonctions animales : le manger, le boire et la procréation, peut-être encore dans l’habitat, la parure, etc. ; et que, dans ses fonctions humaines, il ne sent plus qu’animalité : ce qui est animal devient humain, et ce qui est humain devient animal. »

Marx, Manuscrits de 1844


« Pour lui-même [l’ouvrier] le travail n’est pas une partie de sa vie, il est plutôt un sacrifice de sa vie. C’est une marchandise qu’il a adjugée à un tiers. C’est pourquoi le produit de son activité n’est pas non plus le but de son activité. Ce qu’il produit pour lui-même, ce n’est pas la soie qu’il tisse, ce n’est pas l’or qu’il extrait du puits, ce n’est pas le palais qu’il bâtit. […] Et l’ouvrier qui, douze heures durant, tisse, file, perce, tourne, bâtit, manie la pelle, taille la pierre, la transporte, etc., regarde-t-il ces douze heures de tissage, de filage, de perçage, de travail au tour ou de maçonnerie, de maniement de la pelle ou de taille de la pierre comme une manifestation de sa vie, comme sa vie ? Bien au contraire, la vie commence pour lui où cesse cette activité, à table, à l’auberge, au lit. »

Marx, Travail salarié et Capital


B / Des conflits dans le monde du travail :

« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes. »
Marx, Le Manifeste du Parti communiste, 1848


C / Le compromis : approche raisonnable d’un conflit.

Compromis : Accord obtenu par des concessions réciproques.

Afin de résoudre ces conflits, il y a trois solutions :

-          Le consensus, c’est-à-dire le fait de mettre tout le monde d’accord.

Bien que cela soit souhaitable, cela n’existe que très rarement dans les faits. Ainsi, ne prôner que le consensus est utopique.

-          La lutte :

C’est là l’option choisie par les marxistes : en faisant le constat qu’il y a une lutte à mener pour dominer au lieu d’être dominé, il faut se battre pour ses droits, car l’autre partie ne cédera pas.

-          Le compromis :

Cependant, afin de sortir de cette logique du conflit, l’idéal, le plus efficace, est de parvenir à un ensemble de compromis, à un équilibre acceptable qui permettrait d’éradiquer petit à petit les conflits présents dans le monde du travail. Cela serait plus ici une approche allemande, alors que, traditionnellement, les français préfèrent le conflit.


Conclusion :

            Afin de répondre à la question, nous sommes en mesure de dire que, bien que le travail soit, de prime abord, considéré comme une activité difficile à supporter pour l’homme, il semble être ce qui assure la réalisation de l’essence humaine et la liberté de l’homme à l’égard de la nature. Le travail est alors bien un fardeau, mais un fardeau qu’il convient de porter pour être des hommes libres. Il est également un fardeau pour la société en raison des conflits qu’il peut engendrer, mais un fardeau dont il faut s’accommoder pour vivre ensemble. 


Citations sur le travail :


« Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne. »
François Guizot (1787 – 1874)


« Le travail opère la modification utile du milieu extérieur opérée par l’homme. »
Comte (1798 – 1857), Système de politique positive, 1852


 

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