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La conscience de l’individu n’est-elle que le reflet
de la société à laquelle il appartient ?
Il semble évident de dire que nous
ne sommes pas originaux. En effet, notre personne, aussi individuelle
soit-elle, ne semble être constituée que d’un ensemble d’influences diverses. Qu'’st-ce
qui, en moi, en tant qu’individu, en ma conception mentale des choses que me
permet ma conscience, m’est spécifique ? Ce que je pense être les
véritables valeurs morales universelles telles que le juste, le bon, ou l’équitable,
ne sont en moi que les produits de mon éducation. Ce que je considère être le
comportement normal n’est que la conséquence de ma familiarité avec les us et
coutumes du groupe social auquel j’appartiens. Même ma manière de penser, d’organiser
mes idées, semble être due à un certain conditionnement de mon esprit, à une
normalisation de ma réflexion, à une standardisation sociale de la pensée. Si l’on
élargit le champ auquel s’applique le terme de conscience, c’est-à-dire si l’on
parle de la vie psychique dans toute sa complexité sans se limiter au Moi
conscient, alors nous pourrons dire que la société dans laquelle nous évoluons
exerce une pression même sur notre inconscient dans lequel elle s’immisce. Ainsi,
la totalité de ce que nous considérons comme étant le siège mental de notre
identité serait façonnée, modelée par le cadre social dans lequel nous
évoluons.
Cependant, si la
totalité de ce que nous sommes n’est que le produit de notre société, comment
expliquer que cette société puisse évoluer en se réformant de l’intérieur ?
Comment expliquer l’existence même de révolutionnaires, dans les domaines les
plus divers, qui viennent s’opposer au diktat de la société, à la pression de
la masse qui cherche l’aseptisation des esprits ? Si la société fait
chacun d’entre nous, elle ne permettrait jamais, pour sa survie, que l’on
puisse penser contre elle. Pourtant, il y a bien quelques brebis galeuses qui, petit
à petit, contaminent le troupeau en y diffusant des idées nouvelles, à contre-courant.
L’existence d’esprits libres, qui peuvent ne pas être en accord avec la masse,
montre que nous ne sommes pas que des produits, des reflets, des pâles copies
de ce que la société place en exemple à suivre. Chacun d’entre nous est un
esprit original, doté d’une capacité réflexive qui permet de tout interroger,
de tout remettre en question : et c’est cette liberté qu’il conviendra de
protéger.
La question est alors ici de savoir
si nous ne sommes que ce que la société nous dit d’être, tant en termes de
pensées qu’en termes de comportements qui suivent des valeurs, ou bien si, au
contraire, nous sommes des esprits libres, originaux, pouvant se départir de
toutes les influences.
Afin de répondre à cette question,
nous verrons d’abord en quoi il semble légitime de penser que nous ne sommes
pas originaux, mais, au contraire, tous semblables, en nos esprits, à ce que
dicte la société. Cependant, il conviendra de relever l’existence d’esprits s’opposant
à la société et à ses traditions, démontrant alors leur liberté. Enfin, il nous
faudra nous interroger sur la dette que nous avons à l’égard de notre société
qui nous a formés, bien que, parfois, en nous inculquant certains préjugés.
I / Ce qui se reflète en nous de notre société :
En termes de
contenus de pensée :
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Les préjugés de
la masse qui sont dus aux traditions, aux coutumes, aux mœurs. La société nous
transmet ici un système de valeurs.
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L’idéologie.
Marx
explique que l’idéologie dominante est toujours celle de la classe des
puissants.
En termes de
façons de penser :
Exemple : Le scientisme, l’adoration du progrès technique :
nous pensons la quasi-totalité des choses qui nous environnent sur le mode
mathématique, scientifique. C’est l’utilitarisme, c’est-à-dire le fait de n’avoir
en tête que l’utilité (à court terme) des choses.
Si l’on
considère le terme de conscience en son sens élargi, c’est-à-dire en parlant de
la vie psychique et non plus uniquement du Moi conscient au sein duquel nous
avons accès à nos pensées, alors la question interroge également les deux
autres instances de la vie psychique pensées par la psychanalyse freudienne que sont le Ca et le Sur-Moi.
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Le Sur-Moi :
Le Sur-Moi est
évidemment le reflet de notre société étant donné qu’il est constitué par l’intériorisation
des règles sociales, des interdits culturels.
Ce Sur-Moi sert
à guider notre comportement en le normalisant, en l’humanisant par le
refoulement (bien que cela soit au prix de la névrose qu’il conviendra de
prendre en charge par la cure psychanalytique afin de prendre conscience de nos
conflits intérieurs pour mieux vivre avec eux). L’éducation est donc l’œuvre d’inscrire
la société et ses règles au cœur même de la vie psychique, pour que le sujet
obéisse de lui-même, sans disposer du contrôle conscient qui lui permettrait de
choisir à quoi il obéit.
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Le Ca :
Le Ca, c’est-à-dire
le siège de nos pulsions, semble lui aussi imprégné par notre société. Sous son
apparence de naturalité, de bestialité même, il est en réalité refaçonné par la
société, c’est-à-dire par l’artifice humain que l’on nous impose, jusque dans
notre inconscient, dans le cadre économique.
Exemple : La pornographie, diffuse dans la société de
l’image qu’est la nôtre, dicte nos pulsions. La société crée nos fantasmes :
c’est un conditionnement.
Cet inconscient
artificiel, industriel même, s’exprime involontairement en nous par les rêves,
même si ceux-ci sont, le plus souvent, de l’ordre du symbole.
II / L’existence d’esprits libres :
Or, cela
voudrait dire que nous n’avons pas d’individualité propre, d’originalité, de
spontanéité singulière : nous ne serions que ce que notre société a bien
voulu que nous soyons.
Cependant,
comment expliquer alors ceux qui s’inscrivent en faux à l’égard de leur société ?
Comment expliquer l’existence même des iconoclastes, des briseurs de
traditions, d’habitudes sclérosées ? Comment pourrait-il naître un esprit
si puissant qu’il résisterait à l’idéologie dominante en ne se réduisant alors
pas à n’être qu’un produit de son groupe social d’origine ? Si nous ne
sommes que des pâles copies formées dans le même moule social, alors il n’y
aurait jamais de révolutionnaire, jamais de renouveau. Or, ce renouveau existe :
c’est d’ailleurs le moteur même de l’Histoire qui n’est faite que de ruptures,
en témoignent les révolutions scientifiques (exemples : Giordano
Bruno, Copernic, Galilée, Freud, …), l’histoire de l’art, l’histoire des idées.
Or, pour que ces ruptures existent, il a bien fallu des hommes, des
individualités originales qui aient le courage de s’opposer à la pensée
commune, ambiante, majoritaire, même s’il a fallu le payer de leur vie
(Giordano Bruno fut brûlé vif par l’Inquisition pour avoir soutenu la thèse
héliocentriste, s’opposant ainsi au géocentrisme de l’Eglise d’alors). Ainsi,
nous sommes avant tout des individualités libres, notamment sur le plan de la
pensée.
III / Ce que nous devons à la société :
Il faut
conserver à tout prix cette liberté de conscience qui est notre capacité à
exercer notre esprit critique en interrogeant notre tradition, nos règles sociales,
politiques, étatiques, ainsi que l’idéologie à laquelle la masse voudrait nous
faire adhérer.
Or, pour ce
faire, il faut d’abord avoir des préjugés, avoir une éducation qui nous
transmet des traditions, des valeurs, et l’idéologie, le préjugé, de notre
société.
Ainsi, il est
bon d’être influencé par notre société, bon que notre conscience soit le
produit façonné par la masse pleine de préjugés, pour pouvoir s’en libérer :
c’est là le parcours de l’Esprit qui doit nier le premier mouvement de la
pensée pour mieux comprendre ce que nous avons à penser, selon Hegel. C’est là le parcours de la
philosophie dans sa méthode (socratique)
: interroger les préjugés pour s’en libérer, pour avoir un point de vue
critique sur eux, sur notre société, sur ce qui a fait notre éducation et
envers quoi nous avons une dette, que cette éducation nous ait emmenée dans de
mauvaises voies comme dans de bonnes. Il faut avoir connu le préjugé pour connaître
de manière plus assurée :
« Il faut avoir fait l’expérience de la vraie croyance pour pouvoir
jouir du frémissement de la libération. »
Allan Bloom, L’Ame désarmée,
« The closing of the American mind »
(« La grande vertu de notre époque »), 1987
Ainsi, nous
devons être reconnaissants envers ceux qui nous ont appris des préjugés, car c’est
là la première étape vers la libération par le savoir critique :
« Il
faut aimer son lieu et aimer son temps mais on pense contre son lieu et contre
son temps car penser c’est s’universaliser. »
Bernard
Bourgeois
Il faut avoir
connu le particularisme du préjugé de notre société pour pouvoir, par l’esprit
critique qui pense, se hisser au degré universel.
La véritable
éducation consiste alors en le fait d’inculquer certaines valeurs
traditionnelles, même s’il s’agit là de préjugés, mais, surtout, tout en
laissant la possibilité d’interroger la culture enseignée : l’éducation ne
doit rien rendre sacré au point que cela devienne intouchable, imprononçable,
tabou. L’éducation doit ouvrir la réflexion, et non la fermer par le
conformisme, par le conditionnement. Le but de l’éducation reste donc l’autonomie,
comme le pensait Kant, la véritable
liberté.
Le meilleur des
régimes politiques est donc la démocratie car elle laisse la possibilité de l’interroger,
de la critiquer même, sans représailles : c’est le seul régime qui permet le
libre exercice de la philosophie.
Attention
toutefois aux dérives sectaires de certains démocrates qui sacralisent
certaines notions, ou certaines instances : la laïcité, qui tend à devenir
un athéisme qui ne dit pas son nom ; aux Etats-Unis, la Constitution, qui
est inviolable, même concernant le port d’armes ; la liberté d’expression,
qui ne peut être interrogée sans que le soupçon vienne s’immiscer dans les
débats ; la démocratie elle-même.