jeudi 18 juin 2015

BAC ES 2015 : - La conscience de l’individu n’est-elle que le reflet de la société à laquelle il appartient ?


-         La conscience de l’individu n’est-elle que le reflet de la société à laquelle il appartient ?

            Il semble évident de dire que nous ne sommes pas originaux. En effet, notre personne, aussi individuelle soit-elle, ne semble être constituée que d’un ensemble d’influences diverses. Qu'’st-ce qui, en moi, en tant qu’individu, en ma conception mentale des choses que me permet ma conscience, m’est spécifique ? Ce que je pense être les véritables valeurs morales universelles telles que le juste, le bon, ou l’équitable, ne sont en moi que les produits de mon éducation. Ce que je considère être le comportement normal n’est que la conséquence de ma familiarité avec les us et coutumes du groupe social auquel j’appartiens. Même ma manière de penser, d’organiser mes idées, semble être due à un certain conditionnement de mon esprit, à une normalisation de ma réflexion, à une standardisation sociale de la pensée. Si l’on élargit le champ auquel s’applique le terme de conscience, c’est-à-dire si l’on parle de la vie psychique dans toute sa complexité sans se limiter au Moi conscient, alors nous pourrons dire que la société dans laquelle nous évoluons exerce une pression même sur notre inconscient dans lequel elle s’immisce. Ainsi, la totalité de ce que nous considérons comme étant le siège mental de notre identité serait façonnée, modelée par le cadre social dans lequel nous évoluons.
Cependant, si la totalité de ce que nous sommes n’est que le produit de notre société, comment expliquer que cette société puisse évoluer en se réformant de l’intérieur ? Comment expliquer l’existence même de révolutionnaires, dans les domaines les plus divers, qui viennent s’opposer au diktat de la société, à la pression de la masse qui cherche l’aseptisation des esprits ? Si la société fait chacun d’entre nous, elle ne permettrait jamais, pour sa survie, que l’on puisse penser contre elle. Pourtant, il y a bien quelques brebis galeuses qui, petit à petit, contaminent le troupeau en y diffusant des idées nouvelles, à contre-courant. L’existence d’esprits libres, qui peuvent ne pas être en accord avec la masse, montre que nous ne sommes pas que des produits, des reflets, des pâles copies de ce que la société place en exemple à suivre. Chacun d’entre nous est un esprit original, doté d’une capacité réflexive qui permet de tout interroger, de tout remettre en question : et c’est cette liberté qu’il conviendra de protéger.
            La question est alors ici de savoir si nous ne sommes que ce que la société nous dit d’être, tant en termes de pensées qu’en termes de comportements qui suivent des valeurs, ou bien si, au contraire, nous sommes des esprits libres, originaux, pouvant se départir de toutes les influences.
            Afin de répondre à cette question, nous verrons d’abord en quoi il semble légitime de penser que nous ne sommes pas originaux, mais, au contraire, tous semblables, en nos esprits, à ce que dicte la société. Cependant, il conviendra de relever l’existence d’esprits s’opposant à la société et à ses traditions, démontrant alors leur liberté. Enfin, il nous faudra nous interroger sur la dette que nous avons à l’égard de notre société qui nous a formés, bien que, parfois, en nous inculquant certains préjugés.


I / Ce qui se reflète en nous de notre société :

En termes de contenus de pensée :

-          Les préjugés de la masse qui sont dus aux traditions, aux coutumes, aux mœurs. La société nous transmet ici un système de valeurs.

-          L’idéologie.

Marx explique que l’idéologie dominante est toujours celle de la classe des puissants.


En termes de façons de penser :

Exemple : Le scientisme, l’adoration du progrès technique : nous pensons la quasi-totalité des choses qui nous environnent sur le mode mathématique, scientifique. C’est l’utilitarisme, c’est-à-dire le fait de n’avoir en tête que l’utilité (à court terme) des choses.


Si l’on considère le terme de conscience en son sens élargi, c’est-à-dire en parlant de la vie psychique et non plus uniquement du Moi conscient au sein duquel nous avons accès à nos pensées, alors la question interroge également les deux autres instances de la vie psychique pensées par la psychanalyse freudienne que sont le Ca et le Sur-Moi.

-          Le Sur-Moi :

Le Sur-Moi est évidemment le reflet de notre société étant donné qu’il est constitué par l’intériorisation des règles sociales, des interdits culturels.
Ce Sur-Moi sert à guider notre comportement en le normalisant, en l’humanisant par le refoulement (bien que cela soit au prix de la névrose qu’il conviendra de prendre en charge par la cure psychanalytique afin de prendre conscience de nos conflits intérieurs pour mieux vivre avec eux). L’éducation est donc l’œuvre d’inscrire la société et ses règles au cœur même de la vie psychique, pour que le sujet obéisse de lui-même, sans disposer du contrôle conscient qui lui permettrait de choisir à quoi il obéit.

-          Le Ca :

Le Ca, c’est-à-dire le siège de nos pulsions, semble lui aussi imprégné par notre société. Sous son apparence de naturalité, de bestialité même, il est en réalité refaçonné par la société, c’est-à-dire par l’artifice humain que l’on nous impose, jusque dans notre inconscient, dans le cadre économique.

Exemple : La pornographie, diffuse dans la société de l’image qu’est la nôtre, dicte nos pulsions. La société crée nos fantasmes : c’est un conditionnement.

Cet inconscient artificiel, industriel même, s’exprime involontairement en nous par les rêves, même si ceux-ci sont, le plus souvent, de l’ordre du symbole.


II / L’existence d’esprits libres :

Or, cela voudrait dire que nous n’avons pas d’individualité propre, d’originalité, de spontanéité singulière : nous ne serions que ce que notre société a bien voulu que nous soyons.
Cependant, comment expliquer alors ceux qui s’inscrivent en faux à l’égard de leur société ? Comment expliquer l’existence même des iconoclastes, des briseurs de traditions, d’habitudes sclérosées ? Comment pourrait-il naître un esprit si puissant qu’il résisterait à l’idéologie dominante en ne se réduisant alors pas à n’être qu’un produit de son groupe social d’origine ? Si nous ne sommes que des pâles copies formées dans le même moule social, alors il n’y aurait jamais de révolutionnaire, jamais de renouveau. Or, ce renouveau existe : c’est d’ailleurs le moteur même de l’Histoire qui n’est faite que de ruptures, en témoignent les révolutions scientifiques (exemples : Giordano Bruno, Copernic, Galilée, Freud, …), l’histoire de l’art, l’histoire des idées. Or, pour que ces ruptures existent, il a bien fallu des hommes, des individualités originales qui aient le courage de s’opposer à la pensée commune, ambiante, majoritaire, même s’il a fallu le payer de leur vie (Giordano Bruno fut brûlé vif par l’Inquisition pour avoir soutenu la thèse héliocentriste, s’opposant ainsi au géocentrisme de l’Eglise d’alors). Ainsi, nous sommes avant tout des individualités libres, notamment sur le plan de la pensée.


III / Ce que nous devons à la société :

Il faut conserver à tout prix cette liberté de conscience qui est notre capacité à exercer notre esprit critique en interrogeant notre tradition, nos règles sociales, politiques, étatiques, ainsi que l’idéologie à laquelle la masse voudrait nous faire adhérer.
Or, pour ce faire, il faut d’abord avoir des préjugés, avoir une éducation qui nous transmet des traditions, des valeurs, et l’idéologie, le préjugé, de notre société.
Ainsi, il est bon d’être influencé par notre société, bon que notre conscience soit le produit façonné par la masse pleine de préjugés, pour pouvoir s’en libérer : c’est là le parcours de l’Esprit qui doit nier le premier mouvement de la pensée pour mieux comprendre ce que nous avons à penser, selon Hegel. C’est là le parcours de la philosophie dans sa méthode (socratique) : interroger les préjugés pour s’en libérer, pour avoir un point de vue critique sur eux, sur notre société, sur ce qui a fait notre éducation et envers quoi nous avons une dette, que cette éducation nous ait emmenée dans de mauvaises voies comme dans de bonnes. Il faut avoir connu le préjugé pour connaître de manière plus assurée :

« Il faut avoir fait l’expérience de la vraie croyance pour pouvoir jouir du frémissement de la libération. »
Allan Bloom, L’Ame désarmée, « The closing of the American mind » (« La grande vertu de notre époque »), 1987

Ainsi, nous devons être reconnaissants envers ceux qui nous ont appris des préjugés, car c’est là la première étape vers la libération par le savoir critique :

« Il faut aimer son lieu et aimer son temps mais on pense contre son lieu et contre son temps car penser c’est s’universaliser. »
Bernard Bourgeois

Il faut avoir connu le particularisme du préjugé de notre société pour pouvoir, par l’esprit critique qui pense, se hisser au degré universel.
La véritable éducation consiste alors en le fait d’inculquer certaines valeurs traditionnelles, même s’il s’agit là de préjugés, mais, surtout, tout en laissant la possibilité d’interroger la culture enseignée : l’éducation ne doit rien rendre sacré au point que cela devienne intouchable, imprononçable, tabou. L’éducation doit ouvrir la réflexion, et non la fermer par le conformisme, par le conditionnement. Le but de l’éducation reste donc l’autonomie, comme le pensait Kant, la véritable liberté.
Le meilleur des régimes politiques est donc la démocratie car elle laisse la possibilité de l’interroger, de la critiquer même, sans représailles : c’est le seul régime qui permet le libre exercice de la philosophie.
Attention toutefois aux dérives sectaires de certains démocrates qui sacralisent certaines notions, ou certaines instances : la laïcité, qui tend à devenir un athéisme qui ne dit pas son nom ; aux Etats-Unis, la Constitution, qui est inviolable, même concernant le port d’armes ; la liberté d’expression, qui ne peut être interrogée sans que le soupçon vienne s’immiscer dans les débats ; la démocratie elle-même.

BAC ES 2015 : - L’artiste donne-t-il quelque chose à comprendre ?


-         L’artiste donne-t-il quelque chose à comprendre ?

            Qu’est-ce que fait l’artiste ? Quelle est cette chose qu’il « donne » ? L’artiste fait une proposition artistique destinée à être vue, lue, entendue. Il semble déraisonnable de penser que l’artiste puisse être considéré comme tel sans avoir de public : même l’écrivain qui écrit seul, dans son bureau, et qui ne destine pas son écrit à une quelconque publication, écrit toujours pour quelqu’un, pour un éventuel lecteur, ne serait-ce que pour lui-même dans une démarche quasi-psychanalytique. Or, si l’artiste propose quelque chose, il semble légitime de penser qu’il y a là une intention de transmettre quelque chose au public, fut-il éventuel. L’artiste peut chercher à émouvoir d’une certaine émotion comme la tristesse, la peur, ou encore la joie. L’artiste peut également avoir pour projet de livrer un message si l’on parle d’art engagé. Quel que soit le type d’art, il cherche à montrer quelque chose de reconnaissable, sous le mode réaliste, directement accessible au public, ou avec davantage de symbolique. L’artiste ne se livrerait pas ici à l’absurde, à l’incompréhensible, et, s’il s’y livrait, il y aurait toujours une signification (cachée) à l’œuvre produite, même si cette signification a une origine inconsciente chez l’artiste. Ainsi, l’artiste proposerait, donnerait toujours quelque chose à comprendre à son public, que cette compréhension soit aisée, quasi-immédiate, ou non, nécessitant alors un véritable travail d’analyse de l’œuvre produite pour y retrouver l’intention originelle de l’artiste.
Or, si l’artiste « donne » quelque chose à son public, il n’en a plus le contrôle : il n’a plus de droit de regard sur l’œuvre qu’il a donné. En effet, lorsque l’on donne quelque chose à quelqu’un, ce n’est pas pour sans cesse contrôler l’usage que la personne fait de ce qu’on lui a donné : le don, d’une certaine manière, est un abandon, de propriété, et d’usufruit, de possession, d’utilisation de l’objet. L’artiste qui a donné son œuvre, ou sa proposition artistique, n’est donc plus maître de ce qu’il a donné. L’artiste ne donnerait alors pas à comprendre son message, ou, plus généralement, son intention, mais donnerait à voir, à entendre, à lire une simple proposition libre d’interprétation : en art, le public n’a rien à comprendre, mais il a tout à interpréter, c’est-à-dire qu’il doit trouver du sens qui peut être différent de l’intention première de l’artiste, et même mettre du sens là où, peut-être, il n’y en a aucun.
Ainsi, deux conceptions de l’art s’affrontent ici : soit l’art consiste en le fait de produire une œuvre compréhensible, c’est-à-dire déchiffrable, « décodable », afin que le public puisse reconnaître ce dont il est question, soit l’art n’est que le fait de proposer quelque chose à voir, à entendre, à lire, de livrer quelque chose au public qui doit interpréter, de livrer sans maintenir la bride du contrôle de l’auteur.
            La question est donc ici de savoir si l’art consiste en le fait de produire quelque chose de reconnaissable plus ou moins difficilement par le public, ou bien si le rôle de l’artiste n’est que de se contenter de livrer quelque chose à la libre interprétation du public sans imposer une signification au spectateur.
            Afin de répondre à cette question, nous dirons d’abord en quoi l’artiste peut donner à son public quelque chose à comprendre, à reconnaître, pour qu’il saisisse le sens de l’œuvre et de l’intention qui est à son origine. Cependant, nous devrons montrer le fait que l’artiste se contente de donner, de livrer son œuvre à l’interprétation en évitant toute explicité dans sa proposition. Enfin, nous pourrons alors nous interroger sur l’éventuelle folie d’une trop grande liberté interprétative accordée au public.


I / L’artiste réalise quelque chose de reconnaissable, dont on peut déceler l’intention originelle.

Exemples :

-          Le réalisme : Courbet, Millet, la perspective chez Gelée / Flaubert

-          L’hyper-réalisme : Estes

-          Le naturalisme : Les descriptions de Zola

-          L’impressionnisme : Monet

Dans ces différents cas, il s’agit toujours de re-présentation d’une réalité. L’œuvre d’art est toujours symbolique : elle renvoie à la réalité, tout en s’interposant entre nous et le réel auquel on pourrait accéder dans notre vécu.
Le théâtre est l’exemple typique d’une re-présentation de la réalité, d’un réagencement parodique de ce qui pourrait exister.

Exemple :

-          Ionesco, Rhinocéros = Art engagé

Ici, il s’agit de comprendre ce qu’est l’art, tout en comprenant, par l’art, ce qu’est le monde.

 « L'art, c'est la plus sublime mission de l'homme, puisque c'est l'exercice de la pensée qui cherche à comprendre le monde et à le faire comprendre. »
Rodin

Comprendre le monde par l’art, c’est, peut-être, comprendre qu’il est chaotique :

« Le désordre du monde, voilà le sujet de l’art. Impossible d’affirmer que, sans désordre, il n’y aurait pas d’art, et pas davantage qu’il pourrait y en avoir un : nous ne connaissons pas de monde qui ne soit pas désordre. Quoi que les universités nous susurrent à propos de l’harmonie grecque, le monde d’Eschyle était rempli de luttes et de terreur, et tout autant celui de Shakespeare et celui d’Homère, de Dante et de Cervantès, de Voltaire et de Goethe. Si pacifique que parût le compte rendu qu’on en faisait, il parle de guerres, et quand l’art fait la paix avec le monde, il l’a toujours signée avec un monde en guerre. »

Brecht, Notes sur Shakespeare

II / L’art ne cherche pas à faire comprendre, mais à faire interpréter.

L’auteur d’un texte par exemple ne doit pas être un tyran qui impose une unique signification à son écrit. Ainsi, il doit y avoir une dimension onirique dans la contemplation de l’art.

Exemple :

-          Boris Vian, L’écume des jours

Ainsi, tout le travail revient au spectateur qui doit mettre du sens là où, peut-être, il n’y en a pas.

Exemple :

-          Les écrits poétiques aléatoires des membres de l’Oulipo (surréalisme).


C’est la science qui nous fait comprendre le fonctionnement du monde : l’art, lui, a une autre fonction, celle d’invoquer notre imagination.

« L’art est fait pour troubler. La science rassure. »
Georges Braque, Pensées sur l’art


III / Dangers de l’interprétation :

Cependant, l’activité interprétative ne doit pas prendre le pas sur la raison : il faut revenir au sens, au bon sens, dans la contemplation de l’art, c’est-à-dire qu’il ne faut pas sur-interpréter, et accorder à l’auteur le fait qu’il ait pensé son œuvre avant de la produire.

« En face d’une œuvre d’art, il importe de se placer comme en présence d’un prince et de ne jamais prendre la parole le premier. Faute de quoi, l’on risquerait fort de n’entendre que sa propre voix. »
Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, 1818 – 1819

Ainsi, il y a la « mort de l’auteur » (Roland Barthes), mais l’interprète ne doit pas devenir fou en étant bercé par l’ivresse de sa liberté qu’il peut prendre à l’égard du texte. L’auteur est « mort » car tout le pouvoir est entre les mains du public auquel l’artiste a donné son œuvre. Or, ce pouvoir peut être grisant : il s’agit alors ici de se garder d’une sur-interprétation de la proposition artistique, et, peut-être, d’accorder à certains artistes le fait qu’ils aient une intention précise à l’origine de leur œuvre, qu’ils soient maîtres d’eux-mêmes et de leur art, et, donc, de leurs œuvres. Il serait regrettable de penser que l’artiste soit comme un fou qui donnerait à voir n’importe quoi pourvu que cela soit interprété : accordons aux artistes une réflexion précédant leurs œuvres, ce qui ferait leur dignité, car tout travail n’est humain que s’il est la réalisation d’un projet, que l’expression d’une subjectivité (Marx).

mercredi 17 juin 2015

BAC S 2015 : - Une œuvre d’art a-t-elle toujours un sens ?


-         Une œuvre d’art a-t-elle toujours un sens ?

            Une œuvre d’art, une production d’artiste, semble toujours avoir un sens du fait même qu’elle soit l’œuvre d’un artiste ayant eu une intention avant de la créer. L’œuvre d’art, trace concrète de l’intention de l’artiste, aura pour toujours la signification que son créateur lui a attribuée, et ce pour toutes les œuvres d’art.
Cependant, on peut interroger le fait que cette signification soit pérenne dans le temps ; se poser la question de savoir si l’attribution d’une signification unique concerne toutes les œuvres d’art, et même supposer l’absence de toute signification dans l’œuvre d’art.
Remettre en cause le fait qu’une œuvre d’art ait toujours un sens, c’est noter le fait qu’une œuvre puisse avoir une signification, voire une utilité dans un contexte historique précis, mais, qu’avec le temps, celle-ci puisse s’atténuer, voire disparaître. Une œuvre religieuse médiévale pouvait illustrer un débat théologique qui n’a plus cours actuellement : l’œuvre aurait alors perdu de son sens, elle n’aurait plus lieu d’être.
L’œuvre d’art n’a pas toujours de sens : certaines œuvres, au contraire, sont volontairement dépourvues de tout sens imposé. Le spectateur aura alors à y placer le sens qu’il juge légitime en interprétant la proposition artistique.
Mais, faire une œuvre qui n’a pas de sens pour qu’elle puisse être librement interprétée, n’est-ce pas là encore donner une signification à son œuvre ?


I / L’œuvre d’art n’a pas toujours un sens unique, une unique signification.

Il y a une évolution dans la réception de l’œuvre.

Exemples :

-          Des œuvres médiévales, religieuses notamment, peuvent avoir perdu de leur intérêt.

-          Des œuvres jugées choquantes sont maintenant jugées, comme étant poétiques (Baudelaire, Les Fleurs du Mal), comme étant romanesques (Flaubert, Madame Bovary), comme étant naturalistes (Zola).

Il y a donc une évolution du sens attribué à une œuvre d’art : l’œuvre n’a pas un seul sens pour toujours.
Concernant les œuvres à caractère religieux, elles sont désacralisées en étant placées dans des musées. Le fait de prier devant des tableaux est remplacé par la contemplation esthétique du génie et du travail de l’artiste : l’œuvre d’art avait un sens religieux, et elle en a dorénavant un sur le plan de l’histoire des arts. Ce déplacement de l’intérêt que nous avons pour les œuvres de l’art religieux montre qu’une œuvre n’a pas un seul sens pour toujours.

Sur la désacralisation de l’art :

« l’art a pu devenir en Grèce la plus haute expression de l’Absolu et la religion grecque celle de l’art même. Sous tous ces rapports, l’art reste pour nous, en ce qui concerne sa destination suprême, quelque chose du passé. Ce qu’une œuvre d’art suscite désormais en nous, c’est, en plus de la jouissance immédiate, notre jugement, dans la mesure où nous soumettons à notre examen réfléchi non seulement le contenu, mais les moyens de représentation de l’œuvre d’art, et l’adéquation ou l’inadéquation de ce contenu et de ces moyens. Nous avons beau trouver les images des dieux grecs incomparables, et quelles que soient la dignité et la perfection avec lesquelles sont représentés Dieu le Père, le Christ, la Sainte Vierge, quelle que soit l’admiration que nous éprouvons à la vue de ces statues, rien n’y fait : nous ne plions plus les genoux. »
Hegel, Esthétique, I


II / Les œuvres d’art sans sens :

Exemples :

-          Dans le mouvement surréaliste, les écrits poétiques aléatoires, comme le cadavre exquis, des membres de l’Oulipo.

-          Les œuvres oniriques, comme L’écume des jours de Boris Vian.

Dans ces deux cas, c’est la libre interprétation de la proposition artistique qui est promue : l’artiste ne doit pas être un tyran qui impose une unique signification à son œuvre, un unique message à transmettre au public. C’est au public de reconstruire, et même d’attribuer du sens à ce qui n’en a pas. C’est la « mort de l’auteur » (Roland Barthes) au profit du pouvoir absolu du lecteur de s’approprier ce qu’il lit : le lecteur dépossède l’auteur de son œuvre en l’interprétant, en y ajoutant d’autres significations, en trouvant du sens là où, pour l’artiste, il n’y en avait pas. A l’extrême limite, le lecteur aurait le pouvoir de rayer le nom de l’auteur sur le livre qu’il est en train de lire, étant donné qu’il est en train de se l’approprier :

« Donner un auteur à un texte, c’est imposer à ce texte un cran d’arrêt, c’est le pourvoir d’un signifié dernier, c’est fermer l’écriture. »
Roland Barthes, « La mort de l’auteur », 1968

« La naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’auteur. »
Roland Barthes, Sur Racine


En somme, l’artiste fait, et, une fois cela terminé, c’est au public de faire : l’auteur n’a plus son mot à dire.

« Quant à l’interprétation de la lettre, je me suis déjà expliqué ailleurs sur ce point ; mais on n’y insistera jamais assez : il n’y a pas de vrai sens d’un texte. Pas d’autorité de l’auteur. Quoiqu’il ait voulu dire, il a écrit ce qu’il a écrit. Une fois publié, un texte est comme un appareil dont chacun peut se servir à sa guise et selon ses moyens : il n’est pas sûr que le constructeur en use mieux qu’un autre. Du reste, s’il sait bien ce qu’il voulut faire, cette connaissance trouble toujours en lui la perception de ce qu’il a fait. »
Paul Valéry, « A propos du Cimetière marin »

« Mes vers ont le sens qu’on leur prête »
Paul Valéry, Charmes, 1922, Préface


C’est d’ailleurs ici la dignité du travail de l’auteur que de proposer une œuvre laissée libre d’interprétation : le mauvais auteur, c’est celui qui impose une signification unique, c’est le despote de la littérature par lequel on perdrait le plaisir de l’interprétation.

« Un auteur gâte tout quand il veut trop bien faire. »
La Fontaine, Fables, 1668, V, I : « Le Bûcheron et Mercure », Vers 6

« Les grands romans sont toujours un peu plus intelligents que leurs auteurs. Les romanciers qui sont plus intelligents que leurs œuvres devraient changer de métier. »
Milan Kundera, L’art du roman, « Discours de Jérusalem »


III / Or, proposer la mort du sens dans l’œuvre d’art, c’est imposer un rôle à l’art : livrer quelque chose à l’interprétation.

Ainsi, on ne sort jamais d’une œuvre significative, que ce sens soit celui imposé par l’auteur ou celui mis en l’œuvre par le spectateur : le pur absurde n’existe pas. Ce qui paraît absurde peut toujours avoir un sens.
En effet, on peut toujours soupçonner, dans une œuvre d’art, une signification inconsciente, car l’art n’est que la sublimation de pulsions refoulées selon Freud. Le travail de l’interprétation s’apparente ici au travail du psychanalyste qui doit retrouver le sens inconscient du comportement de l’artiste. Il s’agit ici, souvent, de la projection de notre propre inconscient névrosé de spectateur sur l’œuvre d’art lors de la contemplation du travail de l’artiste : on cherche une raison inconsciente à son œuvre qui paraît absurde en scrutant notre propre inconscient.